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Critique de berni_29


La scène théâtrale de ce roman débute un certain mardi 11 juillet 1972, date d'ouverture du championnat du monde d'échecs, qui a vu s'affronter le tenant du titre, le Russe Boris Spassky et le challenger, l'Américain Bobby Fischer, à Reykjavik, en Islande, et ce jusqu'au 1er septembre 1972.
En arrière-plan se déroule la guerre froide qui oppose l'Union soviétique et les États-Unis et ce contexte géopolitique n'est pas anodin pour mesurer la tension de l'événement.
Pourtant le récit que nous raconte Alessandro Barbaglia commence dans les années quatre-vingt, alors que le narrateur encore enfant joue en tailleur sous une table de jardin, surprend une conversation entre son père et ses collègues psychiatres à propos de cet événement et de ce fou génial qu'était Bobby Fischer. Dans le flot du bavardage des adultes, une phrase va longtemps résonner, au-delà de cet après-midi estival, sous la torpeur du soleil : « Il faudrait analyser l'instant où le monde s'est éteint dans son esprit et où seule est restée allumée une lumière qui éclairait un échiquier ». Longtemps après, cette citation de Vladimir Nabokov, tirée de la Défense Lougine, perçue de manière anodine au moment où son père la prononça, engloutie, oubliée pendant des années, va remonter peu à peu à la surface de la mémoire pour finir par tarauder l'esprit du narrateur, comme un leitmotiv entêtant. Longtemps après, dans l'alignement accompli des planètes, le narrateur va sentir en lui le désir d'écrire cette histoire, ou de la réécrire dans sa vision des choses, peut-être à la faveur du souvenir touchant de son père prématurément disparu.
Pour revenir à cet événement qui fut interplanétaire, - presque aussi célèbre alors que les premiers pas de l'homme sur la Lune, les caméras du monde entier sont braquées sur l'Islande, la rencontre entre les deux compétiteurs est en effet retransmise en mondovision.
Tout a sans doute été dit, écrit sur cet événement majeur, inouï par bien des aspects, à commencer par les personnalités des deux joueurs et en particulier, celle atypique, pour ne pas dire paranoïaque de Bobby Fischer, fou génial diront certains. Tout a sans doute été dit, y compris le halo de légende qui nimbe cette rencontre, Bobby Fischer comme un enfant boudeur et capricieux, traînant des pieds pour se rendre le matin de la compétition devant son rival, se faisant même supplier par un certain Henry Kissinger, conseiller à la sécurité nationale et futur secrétaire d'État de Richard Nixon, qui l'appelle chez lui, pour lui dire de sa voix grave de baryton ces mots plein de tact, sans l'obliger : « Robert, when you want. »
Tout a été dit sur la victoire improbable de Bobby Fischer et aussi sur le déclin qui s'en est suivi...
Mais là où nous surprend Alessandro Barbaglia pour nous raconter cette histoire à sa manière, c'est qu'il va d'un geste audacieux faire table rase, balayant les trente-deux pièces de l'échiquier pour y poser la grande plaine de Troie et convoquer les deux plus grands héros de l'Iliade, à savoir Achille et Ulysse.
Il est vrai que cet événement majeur hors du commun par l'intensité dramaturgique qu'il a suscité, comporte tous les ingrédients d'une théâtralisation de la guerre avec ces héros beaux et presque invincibles, nés pour faire la guerre, trempés dès l'enfance pour le combat, dont la vie n'est autre qu'une série de batailles à livrer, où tous les coups sont permis.
Alors Alessandro Barbaglia nous ramène dans cette sublime analogie à un récit vieux de plus de deux mille cinq cents ans et qui résonne encore à nos oreilles aujourd'hui, parce que depuis l'Iliade, ce n'est qu'un éternel recommencement...
La guerre de Troie, c'est bien l'affrontement de deux blocs civilisationnels, qui a vu s'affronter Orient et Occident...
La révélation est venue au narrateur comme cela brusquement, comme une évidence : Bobby Fischer, c'est Achille, deux prophéties identiques pèsent sur leurs âmes. Bobby Fischer, c'est Achille attendant, boudant dans sa tente, buvant du lait et jouant de la cithare, refusant le combat à cause de caprices d'enfant. Tout comme Achille, Bobby Fischer ne cesse de se faire attendre, promet, change d'avis, se dédit sans cesse... Pourtant les Achéens ont besoin d'Achille, il est indispensable pour gagner cette guerre qui n'en finit pas de s'éterniser, tout comme les Américains ont besoin de Bobby Fischer pour battre les Russes dans cette compétition marquée par le sceau de la guerre froide. Et les Russes ont besoin aussi de livrer et gagner cette bataille contre les Américains, en terme d'honneur le forfait de Bobby Fischer ne leur suffirait pas. Alors, devinez un peu qui ira chercher Achille sous la tente pour le convaincre de revenir au combat : Ulysse, himself, excusez du peu !
Bien sûr, j'ai été surpris comme vous de voir l'autre parallèle se faire entre Ulysse et Boris Spassky.
Achille et Ulysse ne sont pas ennemis, dans cette guerre impitoyable qui durera des décennies, ils sont bien du même camp, celui des Achéens contre les Troyens. Ils n'en sont pas moins adversaires, rivaux dans leur vision de la guerre et dans la manière d'aller au combat.
Achille, c'est la férocité incarnée. C'est un demi-dieu, il est beau à faire peur. Et quand il entre sur le champ de bataille c'est pour boire le sang de quiconque se dresse sur son chemin, avec férocité et arrogance. Et ce loup n'est autre que Bobby Fischer en cet été 1972, à Reykjavik, Islande. Alors forcément, l'opposé d'Achille dans cette manière de livrer le combat, c'est un stratège retors, un conspirateur, quelqu'un de rusé, un homme à l'ingéniosité protéiforme. C'est Ulysse.
Et Boris Spassky, le champion du monde d'échecs est justement un stratège à l'état pur.
Alors à travers cette métaphore inspirante de l'Iliade, Alessandro Barbaglia nous entraîne dans un récit homérique virevoltant où brusquement nous nous trouvons plongés dans la plaine de Troie comme dans un éternel retour, où les caméras du monde entier ne sont plus braqués sur un Américain et un Russe qui se livrent combat, mais bien sur deux soldats achéens emportés par la gloire et la grandeur, prêts à affronter leur destin jusqu'à la mort.
Mais les héros, malgré leur férocité, leur ruse, leur détermination, leur vacuité, ont souvent le coeur empli de noblesse et les pieds fragiles...
Ce qui m'a touché à la fin de ma lecture, c'est de ressentir ce lien indéfectible qui était né entre les deux hommes, Bobby Fischer et Boris Spassky, dépassant les rivalités qui les obligeaient...
Le coup du fou est un texte intelligent et vif, touchant à certains endroits, empli de magnifiques résonances qui traversent et dépassent les tragédies de l'Histoire.
C'est un livre qui invite à plusieurs chemins. C'est le livre d'un écrivain sur les pas de son père trop tôt disparu.
Daniel Pennac ne s'est pas trompé à propos de ce livre : " Encore un roman qui me ruine, je l'offre à tout le monde. "
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