« Notre vie peut prendre chaque jour la forme de nos folies, mais elle reste finalement, le prolongement des vies de ceux qui nous ont précédés. Qu'on le veuille ou non, nous venons compléter un cycle. Et je perçois aujourd'hui qu'ignorer ce qui fut avant nous, c'est perdre une partie de ce que nous sommes supposés devenir. Héros ou bourreaux, nos ancêtres nous transmettent bien plus que leur nom. »
Voilà le noeud du récit, la phrase clé : elle résume parfaitement la démarche de l'auteure, sa volonté farouche d'en découdre avec le silence emmuré de sa famille, et plus spécialement de son père, sur l'existence et la fracassante absence du grand-père.
Il y a peu je découvrais grâce aux 68 le « roman » de
Dominique Costermans,
Outre-Mère…Difficile dès lors de ne pas faire le rapprochement entre les deux ouvrages ayant pour centres la circulation du secret dans les réseaux limbiques d'une famille et une généalogie. Les écritures diffèrent, le traitement de la recherche aussi mais nous retrouvons dans les deux ce désir ardent, presque vital, de dévoiler les non-dits, de déterrer les fantômes, lesquels empoisonnent et asphyxient les vivants et descendants. Les deux livres témoignent de cette nécessité.
Chez
Marie Barraud, il est intéressant de découvrir que ce n'est pas le sombre d'un crime ni la honte qui hante les personnes, en l'occurrence son père et les siens. Car le grand-père là est héroïque. C'est bien le silence en arme fatale, fatidique, toxique qui autorise l'infiltration d'une tristesse sourde et reine, de malentendus irrécupérables, d'interprétations fantasmatiques dues à l'imaginaire, qui prend lieu et place là où la parole aurait du être plus que jamais indispensable. Comment face au vide cadenassé du silence, chacun se contorsionne pour tenter de remplir, combler le manque, de trouver du sens, des mots à ce qui est ressenti, car toujours le corps ressent ce qui n'est pas parlé donc tu, donc tue…
Je regrette un peu la construction du récit : la colère du père arrive selon moi trop tard, pour justifier une démarche alors que sans doute elle l'initie…J'aurais aimé que les beaux passages sur cette colère dévastatrice soient plus importants, et prennent la place qui leur revient de droit.
« Tu étais habité d'une telle rage que tu aurais pu entrer en guerre avec le ciel, si tu n'avais pas tant aimé ses couchers de soleil ».
J'ai lu un cadeau d'amour d'une fille à un père et à une famille.
« Je l'ai détestée, ta colère. Je l'aurais empoignée de mes mains nues, puissantes mais aimantes, et je lui aurais tordu le cou. Mais la plus belle comme la plus sombre des émotions ne peut être saisie par des mains, même les plus courageuses. J'ai usé de regards, de gestes, de silences, de mots, j'ai tout tenté pour apprivoiser cette affreuse fureur afin de mieux l'anéantir. »
Cadeau magistral mais aussi impérieux pour enfin trouver sa liberté. Malheureusement il m'a manqué un souffle dans l'écriture, j'en attendais sans doute d'avantage. Il m'a manqué le combat, un peu survolé à mon goût, de ceux qui sont restés, qui ont espéré, attendu, et pleuré l'homme et le père : comment chacun a composé et a fait face au manque et l'absence du défunt mais aussi celle des proches endeuillés rongés par la tristesse.
« Plongée dans l'obscurité, elle a brutalement changé. Tous les bonheurs futiles étaient désormais bannis de sa maison. Son grand regard s'était assombri. Ses lèvres s'étaient tant pincées de chagrin qu'elles avaient quasiment disparu. Plus tard, même ses mains tombèrent malades par manque de caresses données ».
Le voyage qui réunit la narratrice et son frère pour aller sur les derniers pas de leur grand-père est émouvant et on frissonne en découvrant ces lignes, on frissonne de rencontrer nous aussi ce grand-père dont on devine la présence au-delà du visible, dans les mots, entre les mots…Il y a une générosité dans l'écriture de
Marie Barraud qui partage avec nous son histoire et la très belle idée du réconfort à apporter aux morts et aux vivants afin de les délester de ce qui empêche, de ce qui est douloureux…
« Nous avions, tous deux, eu l'incroyable sensation de sa présence. C'est au moment où je prononçais ces mots que je m'expliquais enfin ce que nous avions vécu. Non seulement notre grand-père nous avait révélé sa présence sur ce rivage, mais surtout, sans nous consulter nous l'avions tous deux ramené avec nous. »
Pour autant j'aurais souhaité que l'écriture creuse, et fouille d'avantage ce passage de relais, ces transmissions clandestines, par devers les liens qui unissent …que le tout soit moins scolaire peut-être, même si très sincère, pour nous bousculer, nous interroger…Que nous ne restions pas à la simple évocation d'idées…Or je n'ai pas été emportée…sinon à lire le plaisant d'un témoignage qui nous rappelle notre humanité, ce qui n'est peut-être déjà pas si mal !!