Menu d'amour

À en croire les calculs de Georges, nous connaissions, cette année-là, un des hivers les plus sombres depuis la guerre. L’obscurité avait pris ses quartiers dans les rues de Paris et chacun désirait ardemment le retour de la lumière, comme un jeune homme se languit des bras de sa bien-aimée. Au cinéma, on donnait Les Parapluies de Cherbourg, les Beatles avaient chanté She loves you à l’Olympia, et j’étais tombé éperdument amoureux d’une jeune fille, aussi inaccessible pour moi que la lune.

Je venais de me rendre compte que l'élixir d'amour n'avait pas été mélangé au contenu de la cocotte.

« Quand on part, il y a toujours un moment où il faut rentrer », me lançait toujours mon père – qui avait perdu la vie dans les derniers jours de la guerre d’Algérie, tué par un coup de feu tiré accidentellement par un camarade – quand, adolescent en colère, je m’en allais en claquant la porte. Ce jour-là, je repensai à ses paroles, si justes. Comment revenir, après toutes ces semaines d’absence ? Je voulais à tout prix retrouver Valérie, rouvrir la porte que j’avais claquée derrière moi.

Je venais de me rendre compte que l’élixir d’amour n’avait jamais été mélangé au contenu de la cocotte. Je ne l’y avais pas versé ! Il était resté posé près de la bouteille d’huile d’olive, sur le buffet bas, jusqu’à ce que Coquine le fasse tomber par terre au beau milieu de la nuit.

Elle a apporté des cerises. Des cerises ! Le fruit qui symbolise le baiser. « Installe-toi, je reviens tout de suite. » Je jette le manteau de Valérie sur le lit de Georges, avant de me précipiter dans la cuisine. Mes pensées se bousculent. C’était moins une ! J’enfourne le gratin de pommes de terre et je mêle la salade de mâche… Je ne vois plus la fiole qui, sans cette interruption, aurait dû rester posée à côté de la gazinière… Je ne la vois plus…

J’ignorais à l’époque que la vie ne se montre pas toujours généreuse de son temps, même lorsqu’il s’agit de deux personnes destinées l’une à l’autre. Je ne savais pas que j’aurais plus tard un restaurant à Saint-Germain, ainsi qu’une petite fille ressemblant tellement à sa mère que la regarder serait douloureux ; une petite fille à qui j’expliquerais un jour que ce n’est pas le nombre d’années vécues qui compte, mais ce qu’on en a fait.

On l’appellera « Le Temps des cerises ». Comme dans la chanson, tu sais… Quand nous chanterons le temps des cerises, et gai rossignol et merle moqueur…Elle avait entonné les premières mesures sans façon, faux et à tue-tête, et Coquine, effrayée, courut se réfugier sous le lit.

Sous le charme, je regardai ma belle, qui ne se doutait de rien, dévorer sa canette avec un appétit féroce, les yeux brillants. Coup de fourchette après coup de fourchette, elle paraissait toujours plus encline à plaisanter avec moi. Encouragé par son attitude, je me mis à rivaliser d’esprit, moi-même étonné de constater à quel point il était simple, soudain, de flirter avec Valérie.

Et puis, l’amour avait-il seulement connaissance du mot « exagération » ? J’avais dépensé près de la moitié de ma maigre bourse d’étudiant pour ce festin.Certes, j’étais en possession du fameux élixir – dont je n’avais pas même parlé à Georges, obéissant à une absurde superstition… Il n’empêche que je tenais absolument à concocter pour Valérie Castel le meilleur de tous les menus, le plus raffiné, le plus savoureux.

Quiconque a été éperdument amoureux, au moins une fois dans sa vie, sait qu’on se met alors à obéir aux idées les plus singulières quand on s’imagine pouvoir atteindre l’objectif ultime. Certains mangent des photos de l’être aimé, d’autres sortent par une nuit de pleine lune et vont enterrer, à un croisement, une mèche de cheveux qu’ils se sont secrètement procurée. En comparaison, s’en remettre à un « menu d’amour » n’était pas si aberrant que cela… Après tout, il existait des épices et des aliments reconnus pour leurs effets aphrodisiaques, comme les pépins de grenade, les asperges, le safran ou le curry.