A l'abordage !

Théodora
Je suis vraiment obligée de supporter ce discours ? C'est vrai, ça, les gens parlent, parlent, parlent, ça sort d'eux, ça leur échappe mais personne ne se demande jamais si les autres en face ont la capacité d'endurer leur flot d'expressions passionnées. Quand tu seras parti, je retrouverai peut-être un peu de l'endurance qu'il faut pour écouter les gens et ce sera trop tard, tu seras parti, tu ne pourras pas en profiter, de cette endurance, mais tant pis, ton départ m'est plus que jamais indispensable, parce que t'aimer ce serait toujours combattre, toujours résister et ne jamais vaincre. Tu veux m'inspirer de l'amour, Sasha, mais je ne sentirai que la douleur d'en avoir, alors va-t'en, je t'en supplie, et laisse-moi dans l'état où je suis !

Sasha
Je vois bien que tu n'aspires qu'à retrouver ta petite tranquillité, mais mon état à moi, tu y penses ? Et si je ne peux pas vivre sans toi ? Et si je perds la tête à la seule idée de notre séparation ? Tu veux quoi ? Que je meure de désespoir ?

Sasha
Les jeunes m'ont toujours déplu, de toute façon. Il y a dans la jeunesse quelque chose de forcément imparfait, d'inabouti, de mal fini, quelque chose qui attend son heure. La jeunesse, ça distrait les yeux, c'est parfait quand on veut s'amuser, mais je ne cherche pas la distraction, et encore moins l'amusement. La fraîcheur, la grâce juvénile, c'est bien, hein, je ne dis pas le contraire - c'est excitant. Mais qu'Est-ce que tu veux faire avec l'excitation ? L'excitation, ça va bien un moment ...

Théodora
Et donc, cette femme ?

Sasha
Cette femme ? Ah oui, cette femme...

Théodora
Taille moyenne, âge moyen, mais encore ?

Sasha
Corpulence moyenne aussi. Cheveux châtains. Yeux bruns.

Théodora
Moyenne en tout.

Sasha, embarrassée
Mais remarquable, tout à fait remarquable...

Théodora, perplexe
Eh bien, c'est une bonne chose, voilà, cette femme sans intérêt, mais qu'on remarque tout de même. J'en suis heureuse, j'en suis heureuse pour elle, parce que je me faisais la réflexion, quand même, il y a ces gens, tous ces gens, qui n'existent jamais pour personne, qu'on ne regarde jamais. C'est triste.

Sasha
Les filles te dégoûtent ?

Ayden
Oui. Et l'amour aussi.
L'amour, c'est ce qui a fait le malheur de ma famille. Mon père a tué ma mère parce qu'il l'aimait trop. Ou parce qu'elle ne l'aimait pas assez. Ou parce qu'elle en aimait un autre. Enfin, on n'a jamais su exactement, mais il lui a tiré dans la poitrine - avant de se faire sauter la cervelle.
Il y avait beaucoup d'amour à la maison, mais ce soir-là, l'amour a atteint des sommets, une belle gerbe de sang, qui a éclaboussé tous les murs. Et avant le sang, il y avait eu toutes ces années de crises de jalousie, de ruptures, de réconciliations, de protestations passionnées, d'objets volants à travers les airs, de portes claquées, de hurlement, d'insultes, de larmes... Ma petite enfance a baigné dans l'amour, et je remercie Kinbote de m'en avoir mis à l'abri.

Sasha
De là à détester les filles... Sans les reconnaître en plus...

Ayden
Je ne déteste pas les filles. Je déteste le garçon que je risque de devenir à leur contact. Une brute, un porc, un prédateur, un assassin.

Sasha
Tu penses à Harvey Weinstein ?

Ayden
Je pense au mal que les hommes font aux femmes.

Sasha
Ce qui gâche l'existence, c'est de n'être ni aimé ni aimant.

Kinbote
Ca, c'est ce que tu crois ! Mais la vérité c'est que nous serions tous beaucoup plus heureux si on ne nous avait pas mis en tête dès l'enfance que notre grande affaire c'était l'amour. Si on nous avait plutôt appris à lire, à retaper des meubles, à faire de la randonnée, à cultiver des fleurs, à jouer du ukulele, et à commercer entre nous de façon amicale et sereine, nous nous éviterions à peu près tout ce qu'il y a de pire dans l'existence : la jalousie, les rapports de force, les ruptures qui nous laissent en miettes, les crimes passionnels ...

Sasha
Plus personne ne parle de crime passionnel aujourd'hui. C'est une notion juridique complètement dépassée, il faut se réveiller un peu, là, écouter les infos, se tenir au jus !

Kinbote
Plus personne n'en parle, mais tout le monde en commet ! Constamment ! Et je ne te parle pas des cas extrêmes, hein, où il y a effectivement homicide, non, je te parle de tous les petits crimes ordinaires qui se commettent au nom de l'amour : les mensonges, les mesquineries, les régimes draconiens, le maquillage, les liftings, les intoxications alcooliques, les crises d'angoisse, les renoncements spirituels... Je te parle de toutes ces fois où nous supplicions notre corps et sacrifions notre âme sur l'autel de la passion.

Sasha
Tu mélanges tout : c'est trop facile de dire n'importe quoi pour me clouer le bec.

Kinbote
Tu crois vraiment que j'aurais consacré ma vie à cet endroit si c'était n'importe quoi ?
J'ai voulu qu'il existe pour y mettre à l'abri tous les éclopés, tous les rescapés de cette escroquerie fatale qu'est l'amour.
J'ai voulu qu'il existe pour qu'on y fasse autre chose que s'apprêter comme une bête de concours en vue d'un rendez-vous amoureux, autre chose que se torturer à la pensée que l'autre nous échappe, autre chose que se remettre d'une séparation, autre chose qu'être en permanence soumis à des tensions insupportables et incompatibles avec le bonheur !

Sasha
Mais moi aussi j'aime le bonheur !

Kinbote
Qui ne l'aime pas ? Simplement ce que tu appelles le bonheur, c'est le plaisir.

Sasha
Bon d'accord, Ayden a grandi dans une secte, on lui a bourré le crâne, on lui a dit et répété que le désir ça torture et que l'amour ça tue, mais les hormones, ça existe, non ?

Arlequin
Une éducation réussie, ça te neutralise les hormones encore plus sûrement qu'une camisole chimique. Tu n'as aucune chance.

Sasha
Je crois au contraire que je les ai toutes. Qu'on me laisse seulement passer un peu de temps avec Ayden : je ne lui donne pas une semaine pour partager mon éblouissement et mon obsession. Il m'aimera !

Arlequin
Chez nous personne n'aime personne : il va falloir t'y faire. C'est dans notre règlement intérieur. Nos statuts...

Sasha
Les statuts ne peuvent rien contre l'appel de la forêt. Tu ne l'entends jamais ? Ca ne hurle jamais dans ton crâne ? Ce ne bout jamais dans ton sang ?

Arlequin
C'est nous qui sommes du côté de la forêt, pas vous. Dommage que tu ne l'aies pas encore compris. Dommage que tu n'aies pas encore compris que nous avons une zone à défendre contre les ondes électromagnétiques et les particules fines, contre Tinder et YouPorn, contre la pollution et la marchandisation de nos corps et âmes, contre tous ces ennemis invisibles que vous êtes trop bêtes pour craindre !

Sasha
Vous êtes quoi ? Des anachorètes ? Des abstinents ? C'est à la mode, l'abstinence.

Arlequin
L'abstinence n'est pas une mode : c'est une façon de, de quoi déjà ? Ah oui, de respecter le temple de nos corps.

Carlie
Quelque chose me dit que ton temple à toi n'est pas si inviolable.

Arlequin, éclatant de rire
Comment tu t'appelles ?

Carlie
Carlie.

Sasha
La justice, c'est moi.
Kinbote et Théorodra méritent d'être punis. Ils méritent une punition à la hauteur de leur crime, qui est un crime contre l'humanité.

Carlie
Comme tu y vas !

Sasha
C'est un crime de prêcher la haine. Et c'en est un autre d'élever un enfant en vase clos. C'est bien joli, les livres, les arbres, les poules, mais ce qui rend vraiment heureux, c'est quand même la fréquentation de ses semblables, non ?

Carlie
La fréquentation de mes semblables m'a parfois rendue très malheureuse.

Sasha
Bon, ne cherche pas à m'embrouiller les idées : j'ai besoin qu'elles soient claires pour mener ma mission à bien. Et j'ai besoin de toi, aussi. De tes talents de dessinatrice.

3. Arlequin, d'abord sans être vu. Sasha, Carlie.

Carlie
Tu es folle - folle, folle, folle, folle.
Mais ta folie inspire : elle est de celles qu'on a envie de suivre.

Sasha
C'est souvent le cas avec la folie. Elle ne permet pas la stagnation.

Carlie
Tu es belle en homme, tu sais !

Arlequin, les surprenant
Euh, c'est quoi votre truc, là ? Vous êtes quoi ?

Carlie
Des dryades.

Sasha
Des pirates.

Arlequin
Non, sans rire ! Parce que vous ressemblez à des garçons, mais vous parlez comme des filles. Avec ces gestes, là, vous savez, des gestes de fille. Il les imite. Et ces mots de fille, ces intonations de fille ...

Carlie
Aucune fille ne parle comme ça, sauf, dans ton imagination insane.
Et puis tu es qui, d'abord, tu sors d'où ?

Arlequin
Je vis ici. Enfin, là-bas, indiquant la maison.

Sasha:
« Le seul moyen de se débarrasser d’une tentation, c’est d’y céder. Essayez de lui résister, et votre âme aspire maladivement aux choses qu’elle s’est défendues. » Je ne sais pas qui a dit ça, mais j’ai décidé de proscrire de mon existence tout ce qui ressemble à une aspiration maladive : je n’y veux que la bonne santé, les désirs triomphants, la jouissance sans entrave, et toutes les fureurs de l’amour