Citations sur Le jour des corneilles (89)
Hormis le regard de poisson rôti, le pendu adoptait en presque tous points les traits que je chérissais tant chez mon macchabée favori.
C'est à ce moment-là qu'amour établit sa paillasse en ma personne. C'est là aussi que je pressentis que parole donne vie à toutes choses en les baptisant d'un nom. J'appris le nom de père, puis celui de Manon, et ce fut pour moi comme si ces personnes commençaient à vivre véritablement : je les vis pour la première fois. Je toisai en ces noms-là comme je toisai en miroir ma face délivrée de ses crasses : ce fut révélation, et saisissement.
Père était fort charnu. Par tous horizons, on n'avait jamais vu bourgeois aussi muscleux. Mais ce qui me laissait le plus étonné était surtout la puissance et le nerf séjournant en ses chairs. Pour exemple, je dépeindrai premièrement un ouvrage des plus curieux que père accomplit une fois. Par jour de grandes gelures, je le vis se fabriquer mitaines de cette manière : fourrant le bras en une tanière, il grippa coup sur coup une paire de marmottes ventrues et enroupillées. Les assommant par suite du marteau de son poing, il entrepris bientôt de les fendre, puis de les évider. Une fois ce videment accompli à l'aide de ses seuls doigts, père se para les mains des dépouilles, et poursuivit son cours, les paumes bien au chaud maintenant.
Les fourrages engrangeotés flambaient et, sous l'empire de la forge, s'envolaient en noires fumées pareilles à de lugubres nuées de corneilles. [...] C'est ainsi que, en ce jour maudit et inoubliable, père, réduit à impuissance et immobilité par les villageois, fut le spectateur stupéfait de la grillade de sa famille, la seule véritable qu'il eût jamais coudoyée. Nul doute : c'est ce jour-là que s'envola sa verdeur, sur les ailes noires des grandes corneilles de fumée dont j'ai parlé tout à l'heure. Oui, ce fut assurément, pour lui, un jour noir, et tout empli de volutes funestes, et résonnant des croassements de troublants oiseaux de malheur. Le jour des corneilles.
Un jour que nous courions le putois, père eut une gêne. Lui de coutume si adroit à la course, il dut à ce moment stationner au pied d'un bouleau et s'empoisonner le poitrin à l'altitude du cœur, tant il paraissait pâtir. Inquiété maximalement, je le questionnai : «Qu'as-tu, Père, à rompre ainsi notre cours et à te tordre le corps ?» Mais il n'eût guère le temps de prononcer répons, car vint le moment où il s'effondra de toute sa dimension, le blair enfoui en terrain. «Père ! Père !» criaillai-je alors, stupide, me jetant à son chevet, le retournant comme une galette et me collant l'esgourde à son cœur pour lui apprécier le pouls. Mais rien ne remuait sous sa liquette, et père demeurait aussi stationné que le poisson-chat gelé sous l'étang.
Inexplicableté de nos conceptions ! Lorsque la mort cueille nos aimés, nous voici penchés à leur chevet, comme s'il nous fallait saisir en eux ce que trépas y laisse, croyons-nous. Mais que laisse donc la mort en nos cadavres, hormis squelets et viandes promises au pourrir ? Que surdure-t-il donc en chairs refroidies des défunts que nous ne discernons pas clairement, mais que quelque part de nous-même semble flairer pourtant ?
" Mais père m'aime-t-il, m'aime-t-il seulement ? " Ainsi parlais-je. Dès lors, je décidai de ceci : il me faudrait savoir, savoir absolument, désormais, si père me chérissait. Plus encore : il me faudrait voir son sentiment, le toiser comme on toise toutes choses en domaine de la Terre. [...] De toute manière, pouvait-on concevoir de vivre, de circuler d'un bout à l'autre de l'existence sans que le regard encontre le sentiment ? Peste soit de cette introuvableté ! On voit bien l'arbre, la pluie, le poisson-chat, et ce n'est que juste phénomène : ces choses-là nous sont indispensables au vivre. Ainsi de l'amour.
En outre-vie, les embarras coutumiers à l'ici-bas ne paraissent plus exister. Gripperies, accès, branle-à-bas d'estomac, souffrance de molaire, épanchement de blair, brisure de cheville et autres fâcheries ne sont plus que misérables ressouvenirs, ce me semble. En somme, le trépas ne se montre réellement contrariant que pour les vifs qui surdurent aux défunts et qui ont connu pour eux quelque sentiment.
En ces temps de difficultés, père tâchait d'étouffer son alarme en se pintant plus que de coutume. En l'officine, l'alambic chauffait et parchauffait, produisant cruches et cruches d'eau-de-genièvre, que père breuvait goulûment.
Il arriva que, gris comme pierre, mêlant un pied à l'autre, il égara l'assiette, chut, et s'en alla toquer le mur avec son casque. Sangs et sèves jaillirent, cependant que conscience le fuyait. Catastrophique, j'abandonnai ma besogne du moment et me précipitai sur père afin de questionner son état. Sa liqueur gouttait, suivait le dessin de la face et du col et venait mouiller le sol. Père se vidangeait, et menaçait de se tarir ! Appelant toute ma poigne, je le soulevai, le menai sur sa paillasse et commençai à le secourir.
Elle me prit la main. J'en fus comme tout esbaudi, n'ayant jusque-là jamais fait l'objet d'un tel égard. L'espace d'une durée, j'en oubliai quasiment le pourquoi de ma présence au village. Quelque chose me piqueta dans le gosier, un peu comme quand père me faisait avaler la soupiasse aux fourmis pour me punir de quelque canaillerie. Je sentis mon cœur empli de cabriolades. Le souffle me fit défaut un brin, quoique je fusse à ce moment aussi stationné que l'ourse enroupillée.