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Critique de Erik35


EN ARRIÈRE VERS L'UTOPIE !

«Nous vivons ces jours-ci l'année ultime du vingtième siècle, et nous bénéficions des bienfaits d'un ordre social si simple et si logique qu'il semble n'être que le triomphe du sens commun ; malgré tout, il est difficile, pour qui ne dispose pas d'une formation historique approfondie, d'appréhender le fait que l'organisation présente de notre société date en réalité de moins d'un siècle. Aucun fait historique, cependant, n'a été aussi fermement établi que le constat suivant : jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle, on croyait généralement que l'ancien système industriel, avec toutes ses conséquences sociales choquantes, était destiné à durer, peut-être au prix de quelques amendements, jusqu'à la fin des temps. Qu'il nous paraît étrange, presque incroyable qu'une aussi prodigieuse transformation morale et matérielle ait pu avoir lieu en si peu de temps ! On ne saurait décrire de manière plus frappante la facilité avec laquelle les hommes s'adaptent, au quotidien, à l'amélioration de leur condition, qui, quand elle est anticipée, ne laisse plus rien à désirer. Quel exemple à présenter pour modérer l'enthousiasme des réformateurs qui compte trouver leur récompense dans la gratitude vibrante des générations futures !

L'objet de ce volume est de venir en aide aux personnes qui, tout en désirant acquérir une idée plus précise des contrastes sociaux qui existaient entre le dix-neuvième et le vingtième siècle, sont intimidées par l'aspect formel des ouvrages historiques qui traitent du sujet. Instruit par notre expérience d'enseignant que le fait d'apprendre est perçu par l'élève comme une atteinte à l'intégrité du corps, l'auteur a cherché à adoucir les qualités pédagogiques du livre en le présentant sous une forme romancée, dont il imagine qu'elle présente en soi un certain intérêt.

Le lecteur, qui n'ignore rien des institutions sociales modernes et de leurs principes sous-jacents, pourra quelquefois estimer que les explications du Docteur Leete sont pour lui banales — mais il faut se rappeler que pour son hôte, elles n'étaient aucunement familières, et que ce livre est écrit dans le but d'induire également le lecteur à oublier qu'elles le sont pour lui.

Encore un mot. le thème presque universel des écrivains et des orateurs qui ont célébré cette époque bimillénaire a été le futur, plutôt que le passé. Non pas les progrès accomplis, mais les progrès qui restent encore à faire, toujours plus loin et plus haut, jusqu'à ce que notre race accomplisse son ineffable destin. C'est bien, tout à fait bien. Mais il me semble que nulle part, nous ne trouverons de meilleures bases pour anticiper le développement humain pendant les mille ans qui viennent, qu'en jetant ce « regard en arrière » sur les progrès accomplis pendant les cent ans qui viennent de s'écouler.

Espérant que les lecteurs intéressés par les thèmes de ce volume sauront pardonner les déficiences du traitement, l'auteur se met maintenant de côté pour laisser s'exprimer M. Julian West.»

C'est avec ces quelques lignes qu'Edward Bellamy introduisait dans sa version originale américaine de 1888 son étonnante utopie sociale, Cent ans après : Ou l'an 2000, la post-datant, comme pour jouer le jeu de l'uchronie jusqu'au bout, de cette manière-ci :

«Section d'Histoire de Shawmut College, Boston, le 26 décembre 2000.»

Les éditions suisse Infolio n'ont pas repris cette présentation qui, pour être anecdotique, n'en demeure pas moins une excellente introduction à ce que l'ouvrage présente par la suite.

À savoir que lorsque Julian West, rentier de la fin du XIXe siècle à Boston, se réveille, plus d'un siècle a passé, et sa ville n'est plus tout à fait la même : les Etats-Unis se sont débarrassés pacifiquement de l'économie de marché ! Plus d'argent (il existe cependant un système relativement prémonitoire de cartes de crédit), plus de propriété foncière, plus de concurrence ni de pauvreté ; la production et la distribution ont été nationalisées ; l'individualisme est mort et l'état est devenu le seul employeur. le service militaire a été remplacé par un service industriel obligatoire de 21 à 45 ans, qui sont d'ailleurs devenus l'âge d'une retraite largement méritée ! Quant aux femmes, idée assez révolutionnaire pour la fin de ce siècle qui ne leur a vraiment pas été favorable, elles bénéficient aussi d'un salaire en contrepartie d'un service industriel dédié, légèrement allégé et de moindre durée que celui des hommes (certes, les explications en seraient aujourd'hui jugées très paternalistes, mais c'est tout de même un sacré début). Quant à la motivation de ces travailleurs de courte durée humaine, elle repose sur un système méritocratique et égalitaire : tout le monde touche un revenu identique mais ce qui était considéré comme du luxe autrefois est désormais à la portée de tous. Cette société est résolument urbaine et de nombreux problèmes de développement y ont été réglé. On peut suivre son concert préféré ou la dernière pièce à la mode via un système téléphonique particulièrement pointu (sachant que l'invention attribuée à Graham Bell n'a que tout juste dix ans...) et préfigurant, à tout le moins, les développements de la radio-transmission, voire de tous nos moyens actuels de communication.

Certes, cette société est toute industrielle, mais c'est surtout sur le plan du développement social, de la fin de la guerre des classes, du règlement pacifique de la propriété individuel que cet ouvrage est à la fois des plus intéressant et... particulièrement utopique, faisant par ailleurs songer à une sorte d'idéal communiste - l'Etat y planifie presque tout - plutôt qu'à un socialisme utopique à la Fourrier, par exemple, et même si ce Cent ans après peut aisément se situer dans cette continuité d'ouvrages prétendant entrevoir un avenir pacifié. On pensera aussi au dialogue de Charles Péguy intitulé Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse qui lui est postérieur de quelques années mais plus encore au célèbre "News from Nowhere" (Nouvelles de Nulle Part en français), du poète, peintre, écrivain, intellectuel libertaire et essayiste britannique William Morris qui est une réponse directe à cet essai romanesque, Morris se situant bien plus dans cette lignée du socialisme utopique que du socialisme scientifique promu par Marx et Engels et que l'écrivain anglais comprenait comme décidément bien trop autoritaire, assujettissant toute forme de liberté individuelle à un égalitarisme pesant et dangereux.

Autres temps, autres écrits : Dès sa parution en 1888, l'ouvrage connut un grand succès avec 60 000 exemplaires vendus, 300 000 en 1890 et plus d'un million à la fin des années trente, sans compter les nombreuses traductions. Il y eu même un parti se reconnaissant des idées de Bellamy en Hollande ainsi que des clubs "nationalist" (c'est à dire favorable à la nationalisation des moyens de production, non du "nationalisme") aux Etats-Unis comme ailleurs dans le monde ! Tandis qu'un Mark Twain décrivait la misère des villes et des campagnes américaines des mêmes années, suivi de près par le futur trimardeur Jack London, ce sont des dizaines de textes utopiques de ce genre qui fleurirent en cette fin de XIXème, et si celui de Bellamy eut un tel succès, c'est aussi sans aucun doute grâce à la - relative - originalité de sa mise en texte qui détonait dans le paysage plus ardu des textes théoriques, souvent ternes, sévères ou mal écrits, de l'époque. le style peut certes en paraître un peu vieilli aujourd'hui, le procédé utilisé n'étant pas exactement neuf non plus - que l'on songe simplement à L'An 2440 du philosophe français de l'époque des Lumière Louis-Sébastien Mercier qui avait déjà imaginé un personnage se trouvant projeté loin devant lui dans le temps -, mais l'ensemble se lit avec grand plaisir, pour peu que l'on ne s'attende pas à un énième livre de science fiction d'antan ni à une succession de scènes d'action. Ce n'est est tout simplement pas le lieu...

Pour mémoire, l'immense et trop oublié Anatole France reprendra ce même principe d'utopie uchronique dans le dernier chapitre d'un texte (trop) méconnu de lui aujourd'hui : Sur la pierre blanche, ainsi qu'à la toute fin de son génial texte consacré à une histoire très revisité (et jubilatoire) de notre pays, L'île des pingouins.

Assurément, Edward Bellamy est aussi le témoin d'une époque où tout, y compris le meilleur - malgré ou peut-être à cause de la dureté violente et intransigeante de l'existence dans ces années-là - , semblait encore possible, lorsque notre contemporanéité s'adonne plus souvent à l'apocalypse, à la dystopie, au cauchemars plus ou moins éveillés. Il est vrai que le XXème siècle et son lot d'utopie funestes exalta trop souvent, et sous les yeux mêmes de ses contemporains terrifiés, les pires des hallucinations collectives, quand ce n'est pas la planète elle-même que nous voyons se débander par la faute de notre orgueil et de notre gloutonnerie insatiable.
Un petit zeste d'utopie bien réfléchie et sans dogmatisme serait peut-être la bienvenue ? Assurément, nous manquons aujourd'hui sérieusement de Bellamy, de Morris, de Fourrier, de France et de quelques autres de cet acabit. Pour se donner un peu d'air...

PS : Je tiens tout particulièrement à signaler l'excellente et très complète critique de CeCedille ainsi que le complément à découvrir - je m'y arrête rarement d'habitude - sur son excellent blog "Diacritique".
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