Citations sur Être (15)
Ces histoires d’écriture et de publication, qui nous avaient tant unis par le passé, venaient de nous rapprocher de nouveau en quelques minutes. Notre conversation, notre excitant projet lui avaient fait du bien, je le sentais. Nous nous dîmes à bientôt chaleureusement.
Ne pas publier Être ? Impossible. Le publier tel que je l’avais sous les yeux ? Impossible tout autant, avec son dernier chapitre écrit par moi, avec mon nom bien en vue sur la couverture.
Si l’on examine avec objectivité toutes les raisons et toutes les circonstances qui ont poussé une personne à extraire l’œil d’un enfant avec une paire de tenailles, on éprouve une certaine compréhension qui incite à condamner cette personne à cent ans d’enfermement dans un cachot avec minuscule fenêtre sur l’extérieur plutôt que mille ans dans un cul-de-basse-fosse. Bien. Mais si, comme c’était mon cas, on souffre soi-même d’un œil arraché, on est en droit d’amocher à mort l’énucléateur, l’énucléatrice en l’occurrence – « occurrence » : elle qui l’avait tout sauf rance, ha, ha ! le temps d’un mot je retrouvai l’usage du rire avec mélancolie, rire : exprimer l’ensemble complexe de tout ce qui voudrait égayer l’être par l’élargissement de l’ouverture de la bouche accompagné d’expirations saccadées plus ou moins bruyantes, équiv. phon. approx. : ha, ha ! hi, hi ! heu, heu ! ouaf, ouaf...
Le mot de passe, jadis trop simple et vite connu de tous, avait été développé en une longue phrase, puis en de multiples phrases, mais bientôt, les mots s’ajoutant aux mots, il avait pris les proportions d’un interminable discours que personne ne pouvait se vanter de réciter sans erreur, à l’exception de l’ancien roi, auteur des ajouts : il l’avait en effet consigné dans un livre. Ce livre, œuvre de sa vie, sa fierté et sa folie, il ne s’en sépara jamais, pas même dans la tombe. Il était donc hors de question qu’ils m’ouvrissent la porte. Irrité par ces nouvelles, je leur jetai des pierres. Ils ripostèrent, une pluie de pierres s’abattit sur moi, je fus enseveli. Colonne vertébrale brisée ? Je me crus mort. Non. Au prix d’un effort surhumain, je parvins à me dégager.
Mur et forteresse avaient disparu.
Et j’avais un livre à la main !
Je m’éveillai.
Tout oublier, oublier la mémoire, oublier l’oubli, oublier l’oubli de la mémoire de l’oubli en ne cachant rien à mon journal, moins que je ne lui en avais jamais caché, aussi essaierai-je (sans y parvenir) de narrer mon voyage, faits et commentaires, tel que je le vivrai – mais tout commentaire issu de ma plume ne reviendrait-il pas à inciter la pluie qui tombe à tomber – mais comment taire, puisque le véritable récit, je le soupçonne, serait ce silence clamé que j’use mes forces à passer sous silence ? (Sacré « art ment » !)
Et je caressai son dos, d’une caresse qui s’interrompit au plus tendrement rebondi des fesses, et j’enfouis mon visage dans son cou et ses cheveux et ne bougeai plus, comme redoutant l’angoisse de ne jamais assouvir l’envie que j’avais d’elle, angoisse d’une mort qui surviendrait alors, cette mort qui l’enveloppait quand sa tante m’avait montré sa photo, mais qui désormais ne voilait le plus lointain de l’horizon que pour rendre ma peur illusoire jusqu’à l’exaltation – Nathalie ne bougeait pas, paupières closes, souriante, heureuse, je me déshabillai et vins à ses côtés.
Je me penchai et posai ma bouche au centre de son corps, en un lieu où ma langue accomplit d’habiles miracles qui donnèrent à mon souffle le halètement de l’attente la plus vorace, elle gémissait et m’attira sur elle, jambes écartées, le vide laissé par cet écart sous moi créa le plus vertigineux des appels, ma chair tendue à l’extrême s’enfouit dans sa douceur et nous nous mûmes en une harmonie dont nous savourâmes l’apothéose avec des cris de ravissement.
La perfection n’est approchable que par la répétition.
Graham Greene
Elle aussi avait vécu en fin d’adolescence le même désir et la même impossibilité, et pour les mêmes raisons. Mais elle avait trouvé une issue qui lui permettait de vivre sans trop de malaise : traduire des livres d’auteurs étrangers, en corriger d’autres, français, voire les réécrire pour diverses maisons d’édition, comme Armand Mallord me l’avait dit.
Elle n’avait jamais rien signé de son nom.
Passer dans les mots, c’était fuir la vie réelle, c’était mourir. (Je me cite moi-même :) « Mais l’espoir obstiné, indestructible, d’achever un récit, n’était-ce pas à l’inverse l’espoir d’échapper à la mort ? »
J’aime écrire. Je tiens un journal, aux allures romanesques, si vous voyez ce que je veux dire. Avec plaisir. Mais parfois j’ai l’impression que j’écris contre moi. Que je supprime ce qui m’est arrivé en le racontant. Que je ne suis plus rien, que ma vie s’en va avec les mots.