Le Monde a fait paraître, en 2019, la liste des 100 romans qui ont le plus enthousiasmé le journal depuis 1944. À côté d'oeuvres devenues instantanément des classiques, en France ou dans le monde, figurent des romans de moindre tonnage (
La Fée carabine de
Daniel Pennac, Les Grandes blondes de Jean Échenoz), dont je m'étais étonné mais surtout intensément réjoui qu'ils y figurent. Sans hésitation j'aurais ajouté à ces deux-là :
l'Enfer de
René Belletto.
Troisième tome d'une trilogie comprenant
le Revenant (qui est épatant) et
Sur la terre comme au ciel (qui est épatant aussi),
l'Enfer n'est pas n'importe quel livre : en 1986, il a décroché les Prix Femina et du livre Inter. Excusez du peu. Il est pourtant un peu (
lire : totalement) oublié aujourd'hui : c'est une erreur, ne mégotons pas sur les qualificatifs, colossale.
Dans ces trois romans, aux constructions et atmosphères proches (cadre Lyon, conditions détraquées, narrateur paumé, blessé et foutraque, intrigues plus rocambolesques (frisant le fantastique) que policières, angoisse de vivre, difficultés de communiquer, fragilité des sentiments, goût de la guitare etc.), Belletto déploie des talents de plume inouïs, d'un brio fou, d'une intensité et d'une inventivité qui ne baissent jamais, allant de l'humour le plus vif au désespoir le plus noir, le tout tenant dans les mêmes pages, souvent les mêmes phrases, un peu comme un funambule pressé qui ne tomberait jamais mais sur lequel s'acharneraient, se succédant sans cesse comme dans un Cartoon, les éléments les plus contraires : vents, giboulées, pluie de mousson, neige, grêle, chaleur de bête, chute de pierres.
On me dira : c'était il y a presque 40 ans, re
lire ça ? (J'ai relevé sur Babelio quelques critiques de lecteurs qui hésitaient à y revenir, comme on craint de croiser un amour de jeunesse dont on se demanderait : qu'ai-je bien pu lui trouver ?) (la remarque vaut dans les deux sens). Je répondrai : zéro risque, épatant c'était, épatant ça reste, épatant ça restera. Hormis les modèles de voiture, et la présence de téléphones fixes (il n'y en avait même pas dans
Proust), rien n'a vieilli, rien n'a bougé. Même fantaisie, même liberté, même mélancolie - et même immense bonheur de lecture.
Après cette trilogie,
René Belletto a continué d'écrire de nombreux livres, toujours chez P.O.L, qui ont pris la forme de récits fantastiques, métaphysiques, ouvragés, complexes, parfois réussis mais auxquels fait défaut ce qui éclate à chaque page de
l'Enfer : le charme.