Cependant, les discours de Churchill et les circonstances de la conquête du pouvoir par les communistes en Europe orientale annonçaient la « guerre froide ». Il suffisait d’attendre. On le sait aujourd’hui, on ne le savait pas encore : contre toutes prévisions raisonnables, Franco gagnerait son pari. Viendrait le temps où, en réécrivant l’histoire de ses intentions, il se poserait en précurseur.
« On ne comprendra rien à la situation dans l’Espagne républicaine durant les premiers mois de la guerre si on n’a pas présent à l’esprit que, pour bon nombre des “agressés”, le soulèvement militaire, sans être un fait heureux, était une conjoncture favorable que l’on pouvait et devait mettre à profit pour trancher les nœuds que les procédures normales du temps de paix n’avaient pas permis de dénouer et pour résoudre radicalement certaines questions que la République gardait en suspens. »
« Pour éduquer il faut séduire, éveiller les sympathies, se faire aimer, et ce garçon, qui est parfaitement compétent et capable, tu le connais, est revêche et peu affable. J’ai besoin d’hommes capables de souplesse pour former l’encadrement de ce centre. » Le meneur d’hommes qui s’était révélé au Maroc n’avait pas encore cédé la place au chef quasi insensible, indifférent à la mort des autres, et la statue du Commandeur était à venir.
Les passions ne sont pas éteintes. Francisco Franco a été l’un des personnages les plus adulés et les plus détestés du XXe siècle. Il a eu ses « inconditionnels », qui se seraient fait tuer pour lui, tel Luis Carrero Blanco qui ne reconnaissait à Franco qu’un défaut, « celui de n’être pas immortel ». Beaucoup d’autres ont attendu sa mort, l’ont espérée avec une impatience fébrile, l’ont rêvée sans doute. Les historiens, fussent-ils étrangers, n’ont pas toujours réussi à échapper à ce climat de passion, quoiqu’ils s’en défendent, et d’autant moins quand ils sont espagnols.
On a tout dit et tout écrit à propos de l’entrevue historique entre l’« histrion germanique » et le « charlatan latin ». Les récits fantaisistes ont fleuri à l’envi, tel celui parfaitement légendaire du retard volontaire de Franco, arrivant à Hendaye trois quarts d’heure après le train du Führer pour « déstabiliser » Hitler. Franco et Serrano eux-mêmes ont démenti : le retard fut de six minutes !
Etrange confrontation. Franco n’était plus l’homme d’Alhucemas, l’officier au corps svelte et sec, au visage émacié, recuit par les mille soleils d’Afrique. Ce petit homme rondouillard, au corps tassé, au sourire permanent, débordant d’une amabilité artificielle, à la voix de fausset, c’était donc le héros des campagnes d’Afrique, l’intrépide chef de bataillon dont les Maures chantaient la baraka et qui terrorisait d’un seul regard les légionnaires eux-mêmes !