Il était sept heures du matin quand elle s’interrompit et ferma le livre. La nuit commençait tout juste à se déchirer dans le ciel, au-dessus de la ville, des sons, les premiers bruits matinaux commençaient à lui parvenir par la fenêtre.
S’il y a quelque chose à sauver, ce n’est que mon désespoir.
Imaginez seulement un homme qui meurt de vie.
Le calme régnait dans la maison ainsi que de l’autre côté des grandes fenêtres, où le temps suivait son cours. Une odeur de vieille poussière, d’humidité de deux siècles régnait dès l’escalier, un large escalier de pierre, en hélice, où flottait, comme un hamac, une énorme toile d’araignée. On avait longtemps laissé les fenêtres larges ouvertes dans cet appartement (il y avait un malade), mais cela continuait de sentir le siècle dernier, ce siècle qui donnait mal au cœur à Véra. D’ailleurs il ne s’agissait pas tant du siècle dernier (celui “de la vapeur et de l’électricité”) que de l’avant-dernier, qui somnolait ici dans toute son irréductible grandeur et son accablante solidité. Véra lança son chapeau et son vêtement sur l’imposant portemanteau. Il n’y avait dans l’appartement ni enfant ni animal pour l’accueillir. Elle passa discrètement dans sa chambre. On entendait le ronronnement de Lioudmila dans la cuisine.
Dans cette merveilleuse vie de joie et de labeur, Sam était bien sûr ce qu'il ya de plus merveilleux à ses yeux, mais elle savait en même temps, et ce dès le premier jour de leur rencontre ,qu'il n'était traduisible en aucune langue. Et lorsque quelqu'un insinuait que c'était elle qui le rendait ainsi, elle répondait: Et alors ! Je l'ai fait tel qu'il est. Cela signifie qu'il s'est tourné vers moi, à l'image d'un tournesol ,du côté nécessaire.
Il était impossible que l'homme ait été créé seul, sans son reflet...
Où est-elle ? Pourquoi se trouve-t-elle ici ? Qu'arrive-t-il à son coeur ? Ce n'est pas lui qui bat, c'est elle tout entière qui est en ébullition, à l'intérieur, sans que les autres le voient, à cause de cette sensation merveilleuse et sauvage de vie. Le complot de l'amitié.
(...)
Qui est pris au piège de qui, Sam, elle ? Nul ne sait. Pourvu seulement que cela dure, parce que c'est ça, le bonheur.
— Je suis violoniste. Et toi, tu es qui ?
Et Véra de lui répondre machinalement :
— Moi, je suis personne.
Jadis, la maison avait été un hôtel particulier. Une plaque était posée sur la façade qui donnait sur une vieille rue calme : ici vécut et mourut un haut dignitaire français du début du XVIIIe siècle. Il y avait à présent dans cette demeure des appartements - des pièces immenses et froides, avec des plafonds très hauts, des fenêtres semi-circulaires habillées de bois sombre et tendues de rideaux de soie grège. On ne pouvait dans ce lieu ni déplacer un miroir - ils étaient enchâssés dans les trumeaux - ni bouger une armoire ou un canapé - tout s'était depuis longtemps ancré dans le sol -, et lorsqu'on voulait changer de place un tableau, ou simplement l'enlever, le ranger dans un réduit (des portraits d'inconnus, des batailles napoléoniennes), cela aussi s'avérait impossible, tant la tenture murale s'était décolorée à la lumière. Les tapis épais cachaient un parquet noir et grinçant, tout fissuré, et les jours de soleil on pouvait voir dans le tourbillon de poussière près du rideau une mite repue voleter lourdement d'un pompon du cordon à l'autre.
Elle voulait lui dire qu'elle savait qu'il désirait la même chose. Elle voulait encore, et c'était là ce qui l'émouvait le plus, lui dire qu'elle avait eu la nausée dans le train et qu'elle était enceinte.
Mais elle ne dit rien : lorsqu'elle se tenait si proche de lui, la voix lui manquait.