Je me souvenais du temps où je regardais Paris avec distance, parfois même avec détachement. Que d'Histoire dans cette ville! me disais-je. Ou: Que de beauté! Ou même: Tant de nature, de ciel, d'oiseaux, de fleurs. Ou encore: Que de monuments et de livres, de tombeaux et de plaques commémoratives. Maintenant je regardais défiler les arbres du quai, me disant cette fois : Combien de souffrances il y eut et combien y en aura-t-il encore, de souffrance russe en particulier, et la mienne!
La maladie a ceci de bon qu'on trouve le temps de lire un bon livre.
Depuis ma prime jeunesse, je pensais que chacun, en ce monde, a son no mans land, où il est son propre maître. Il y a l'existence apparente, et puis l'autre, inconnue de tous, qui nous appartient sans réserve. Cela ne veut pas dire que l'une est morale et l'autre pas, ou l'une permise, l'autre interdite. Simplement chaque homme, de temps à autre, échappe à tout contrôle, vit dans la liberté et le mystère, seul ou avec quelqu'un, une heure par jour, ou un soir par semaine, ou un jour par mois. [...]
De telles heures ajoutent quelque chose à son existence visible. À moins qu'elles n'aient leur signification propre. Elles peuvent être joie, nécessité ou habitude, en tout cas elles servent à garder une ligne générale. Qui n'a pas usé de ce droit, ou en a été privé par les circonstances, découvrira un jour avec surprise qu'il ne s'est jamais rencontré avec lui-même.
Certains ne réfléchissent pas, ils sont heureux.
Devant moi, sur fond d'obscurité de novembre, de longues péniches s'en allant vers la Baltique passaient sous le pont suspendu, dont les lumières vacillantes tombaient goutte à goutte dans l'eau noire qui les engloutissaient, puis les rejetait à la surface. Ça sentait le Nord, le bord de mer. Une nostalgie presque petersbourgeoise émanait de ces palais pour nous si familiers, du froid silence sur cette grande étendue d'eau, de la noblesse de ce quai, de ce ciel lourd. Le nord-est.
Il arrive dans la vie de chacun, que soudain, la porte claquée au nez s'entrouvre, la grille qu'on venait d'abaisser se relève, le non définitif n'est plus qu'un peut-être, le monde se transfigure, un sang neuf coule dans nos veines. C'est l'espoir. Nous avons obtenu un sursis.