Le portail claqua une dernière fois et se tut, la clé grinça. Mon allée demeurait muette derrière moi. Elle ressemblait ce matin-là à un monument élevé pour perpétuer une réalité depuis longtemps disparue, qui n'existait plus ni ici ni dans mon pays : nulle part au monde.
Son russe ressemblait à sa coiffeuse où j'avais failli saisir le reflet d'une patrie oubliée.
Des ruisseaux d'eau coulaient déjà sur les vitres noires de la galerie ; les arbres du jardin bruissaient en ployant, se balançaient et menaçaient de tomber sur la maison : l'automne, que l'on n'arrivait pas à prendre en flagrant délit durant le jour, était là.
Par l'ouverture d'une lourde porte cintrée apparaissait une perspective vert bleu: un jardin peut être.
Plus bas, l'humide obscurité regorgeait d'herbes folles; on voyait de maigres orties en fleurs et, collées au mur de la douve médiévale, de grosses limaces rouges.
...mon mari affirmait que seuls les imbéciles se ruinaient pour plusieurs femmes. Une suffisait, et dans son cas, c'était l'épouse légitime.
Lentement, sans croiser les miens, ses yeux se remplirent de larmes. Puis elle me quitta comme un nuage s'en va.
Cette allée ancestrale ravivait mon seul souvenir russe, emporté par erreur, tel un objet ne m'appartenant pas, et que je découvris un beau jour comme on se découvre une maladie congénitale.
Je regardais la glace trouble, et il me semblait l'avoir déjà regardée, enfant. Je m'attendais à y voir surgir la Russie entière, cette Russie que j'avais entendue dans le frémissement des tilleuls et qui avait brillé un bref instant dans le nom de Praskovia Dmitrievna, assise derrière moi sur un fauteuil.
Dans le chuchotement infini de l'automne, le parc, lui aussi, s'engloutit dans le silence. Le portail claqua une dernière fois et se tut, la clef grinça. Mon allée demeurait muette derrière moi.
Son teint évoquait l'intérieur d'une rose champagne, et sans doute les joues et le front avaient-ils la fraîcheur de ses pétales. La couleur de ses cheveux tiraient sur le rose ; son sourire laissait voir l'intérieur de sa bouche et de petites dents elles aussi presque roses.