Les frères sont assemblés pour recueillir, s’il est possible, quelque chose de la parole qui va en s’affaiblissant. Dominique fait un signe de la main, ils s’approchent. A l’humble geste du saint, ils reconnaissent qu’il a quelque aveu public à faire, et qui pèse lourd sur son coeur. Celui qui a paru au pape Innocent III dans un songe, portant l’église de Latran sur ses épaules, conseiller des pontifes, conseiller des princes, arbitre de tant de destinées, maître et législateur de tant de consciences, découvre-t-il en cet instant solennel, avec effroi, le caractère abstrait, presque terrible, de sa vocation doctrinale ? Quel scrupule le tourmente ?
Il lève sur les frères ses yeux bleus, son regard intact. «Je m’accuse, dit le maître des Prêcheurs, d’avoir toujours préféré, à celle des vieilles personnes, la conversation des jeunes femmes».
La sainteté n'a pas de formules, ou, pour mieux dire, elle les a toutes. Elle rassemble et exalte toutes les puissances, elle réalise la concentration horizontale des plus hautes facultés de l'homme. Pour la seulement reconnaître, elle exige de nous un effort et que nous participions, en quelque mesure, à son rythme, à son immense élan.
Mais le saint est devant nous ce qu'il sera devant le juge. Nous touchons là, d'un regard ébloui, non pas (comme on voudrait le faire croire) une vie diminuée, où la mortification retranche sans cesse, mais la vie dans son effusion et comme à l'état naissant, la vie même, ainsi qu'une source retrouvée. Retrouvée, car nous l'avions perdue, et sitôt retrouvée, nous la perdons encore.
L'homme de génie est si peu dans son œuvre, qu'elle est presque toujours contre lui un témoignage impitoyable. Au lieu que l'oeuvre du saint est sa vie même, et il est tout entier dans sa vie.
Ces grandes destinées échappent, plus que toutes les autres, à n'importe quel déterminisme : elles rayonnent, elles resplendissent d'une éclatante liberté.