Citations sur Journal 1942-1944 - Suivi de Hélène Berr, une vie confi.. (100)
29 juin 1942 (Hélène porte l'étoile jaune depuis peu) :
En rentrant, en marchant avenue de La Bourdennais, je pensais, je crois, à mes souliers. J'ai eu soudain conscience qu'un monsieur venait vers moi, je suis sortie de ma pensée. Il m'a tendu la main, et m'a dit d'une voix forte : « Un catholique vous serre la main… et puis, la revanche ! » J'ai dit merci, et je suis partie en commençant de réaliser ce qui s'était passé. Il y avait d'autres personnes dans ma rue, assez loin. J'avais presque envie de rire. Et pourtant, c'était chic ce geste.
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Je me suis réveillée angoissée par ce problème de l'incompréhension des autres. J'en suis arrivée à me demander si ce que je voulais n'était pas impossible.
On dépouille avec raffinement les hommes et les femmes de leur pudeur.
Et si les gens savaient quels ravages il y a dans mon coeur !
Je pense à l'histoire, à l'avenir. A "quand nous serons tous morts".
En ce moment, nous vivons l'histoire.
Plus on a d'attachements, de personnes qui dépendent de vous parce qu'on les aime, ou simplement parce qu'on les connaît, plus la souffrance est multipliée. Souffrir pour soi n'est rien, jamais je n'émettrai une plainte à mon sujet, car toute souffrance personnelle, pour le moment, c'est une victoire à remporter sur moi. Mais quelle angoisse pour les autres, pour les proches, et pour les autres.
Je comprends le tourment de Maman, sa souffrance est décuplée, elle est multipliée par le nombre de vies qui dépendent d'elle.
Il y a très peu d'âmes assez généreuses et nobles pour envisager la question en soi, pour ne pas faire de celui qui raconte un cas individuel, mais pour voir à travers lui toute la souffrance des autres.
Ces âmes-là doivent avoir une grande intelligence, et aussi une grande sensibilité, ce n'est pas tout de pouvoir voir, il faut pouvoir sentir, il faut pouvoir sentir l'angoisse de la mère à qui on a pris ses enfants, la torture de la femme séparée de son mari ; la somme immense de courage qu'il doit falloir chaque jour à chaque déportés, les souffrances et les misères physiques qui doivent l’assaillir.
Comme les hommes sont devenus mesquins en croyant devenir intelligents !
j'ai un devoir à accomplir en écrivant, car il faut que les autres sachent.