Elle le savait désormais, elle était pour toujours, définitivement une non-voyante. Les gens comme elle n'étaient sur terre que pour fournir aux valides l'occasion de montrer leur générosité et de s'apitoyer. Ils suffisaient qu'ils sortent des sons d'un piano pour que cela soit considéré comme un exploit.
L'ignorance feinte est l'authentique ignorance, c'est la même chose que feindre le sommeil... Vous pouvez toujours crier jamais vous n'arriverez à réveiller quelqu'un qui fait semblant de dormir.
-nique ma mère!- Sha Fuming a compris que ce chauffeur de camion venait de Huaiyin. Les habitants de Huaiyin, comme ceux de partout d'ailleurs, niquent volontiers des mères, mais eux ont des standards et des exigences plus élevées, ils ne réservent ce traitement qu'à la leur; pas question de niquer qui que ce soit d'autre, sinon une maman bien à soi.
" Tailai, je suis vraiment très mignonne. Tu es au courant, n'est-ce-pas, que je suis une jolie fille?
- Oui."
Elle lui prend la main et demande :
"Tâte voir mon visage, je suis belle?
- Oui, tu es belle.
- Encore un peu, vas-y, alors, je suis belle?
- Oui, tu es belle.
- Belle comment?"
Xu Tailai est embarrassé. Il est aveugle de naissance, il n'a jamais su ce que signifiait ce mot. Après être resté muet pendant un long moment, sa voix prend le ton des serments :
"Tu es encore plus belle qu'un plat de viande au caramel."
Le vie a vraiment des desseins impénétrables, par toutes sortes de fantaisies bizarres elle vous fait ses tours de passe-passe dans les moments les plus inattendus. C'est une chose bien précaire et frivole, la vie, un brin d'herbe qui ne supporte pas le moindre petit courant d'air.
A son réveil, Tailai avait appris le départ de Xiao Mei dans une lettre, il avait touché, du bout du doigt, son écriture, dont chaque consonne, chaque voyelle étaient la peau de Xiao Mei, les pores de sa peau qui se contractaient. Dans la lettre, Xiao Mei expliquait tout à son "grand frère" Tailai. "Grand Frère", écrivait-elle en conclusion, "tu dois te souvenir d'une chose, je suis à toi et tu es à moi." Tailai ne sait plus combien de fois il avait pu relire cette lettre, puis il l'avait posée sur ses genoux, et tout en continuant de la caresser du bout des doigts, il s'était mis à chanter. Au début à mi-voix, puis après quelques mesures, haussant le ton de plus en plus, il avait chanté de toutes ses forces. Le service de sécurité de l'hôtel, rameuté, avait prié Tailai de s'en aller et l'avait fait raccompagner au centre de tuina. Mais on avait du lui jeter un sort, parce que là-bas il avait continué de chanter, et ce pendant presque deux jours. Au début, les autres avaient compati, mais à la fin la compassion s'était doublée de stupeur. Comment pouvait-il connaître une quantité aussi ahurissante de chansons?
La différence entre un hall d'accueil et une salle de massage peut sembler mince, pourtant, dirait le Dr Wang, c'est comme la fesse gauche et la fesse droite, elles ont l'air identiques mais un fossé les sépare.
Elle le savait désormais, elle était pour toujours, définitivement une non-voyante. Les gens comme elle n'étaient sur terre que pour fournir aux valides l'occasion de montrer leur générosité et de s'apitoyer. Il suffisait qu'ils sortent des sons d'un piano pour que cela soit considéré comme un exploit.
rien ne ressemble plus au silence que le silence de ceux qui ont perdu la vue. Il paraît ne rien contenir et pourtant il recèle une lutte désespérée, une invocation au ciel et à la terre.
Les non-voyants sont des clandestins. Chaque non-voyant est un clandestin.
La vie des non-voyants ressemble un peu à l'existence sur Internet. Quand les valides en ont besoin, il leur suffit d'un clic, et les non-voyants apparaissent : quand les valides éteignent, les non-voyants regagnent spontanément leur espace virtuel. Si bien que les non-voyants sont là tout en étant absents. L'existence des non-voyants est un semblant d'existence. La société, bien plus aveugles qu'ils ne le sont, abandonne les non-voyants à leurs espaces non voyants. Dans ces conditions, la vie est une gageure, elle ne peut être, ne risque pas d'être autre chose qu'une gageure. La moindre petite anicroche peut vous laisser dépouillé de tout.