La globalité de la situation est devenue intellectuellement ingérable, comme si les mots, les concepts habituels de nos pensées s'étaient brutalement trouvés inopérants, obsolètes...
Page 85
Avalés… Nous sommes avalés, happés par la masse noire… je regerbe, et Ana aussi juste à côté, j’entends… Et tous les autres idem, les chevaux rayés y compris… Ca pue le bois brûlé, le gasoil, le métal, la pierre à feu, la barbaque… On n’y voit plus que du noir, alors on ferme les yeux pour ne pas voir… On respire l’insupportable… Odeur de napalm, phosphore blanc, corned-beef, urine, souffre, sueur, chair ouverte, terre retournée, vermine, eau croupe, naphte, gangrène, plomb fondu, salpêtre, peur puis terreur, fleurs coupées et sang…
… L’odeur, un concentré innommable d’indicible, baigne affreusement nos poumons, inonde nos chairs… C’est quoi ? A ce point d’horreur, c’est quoi ?
Pourtant, "shakespearisés" jusqu'à l'absurde par un tourbillon incontrôlable, nous avons, semble-t-il, consommé une telle dose d'amour et de souffrance formatés que j'ai peur d'en avoir épuisé mon quota pour longtemps... De toute façon, "longtemps" aujourd'hui, je le crains, ça veut dire toujours...
- Marx a dit : Nous ne sommes encore que dans la préhistoire de l'Humanité...
- A notre avis, la planète n'a pas eu envie de voir la suite.
3ème tome
« On extrait de l’argent de mines pour le disperser dans des chaussettes « anti-odeurs ». Après dix lavages, on le retrouve dans les stations d’épuration. »
Philippe BIHOUIX
"Je précise que je tiens ce journal enregistré pour laisser une trace dans ce qui ressemble de plus en plus à un néant... C'est dérisoire, ça va très mal, mais nous sommes toujours vivants..."
"Au point où on en est, plus c'est énorme, moins on a peur..."
- L'existence de Dieu implique l'abdication de la raison et de la justice humaine... Elle est la négation de l'humaine liberté et aboutit nécessairement à un esclavage non seulement théorique mais pratique...
- Ce qui revient à dire que : Le chien apprivoisé, implorant une caresse, un regard de son maître, c'est l'image de l'homme à genoux devant son dieu, c'est bien ça ?
Sous nos pieds, la bande terre est frémissante (vivante, dirait Lawrence. Autour, tout change à vue d’œil...
C'est incroyablement beau et terrifiant.
Nos cerveaux brassés du vide, en boucle, en vain. J'en avais mal à la tête... Et Esther aussi, j'imagine, vu sa position de fœtus... On peut dire qu'un silence de plomb irradié s'était abattu sur notre poubelle volante, et seuls les chuchotements des petites filles à leur poupée nous ramenaient à quelque chose de réel... Pourtant, je le répète, pas d'abattement, pas d'angoisse particulière... Juste une totale impuissance face à un irrationnel trop aveuglant, ou trop occultant, au choix...