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Critique de Erik35


RENDRE LA PAROLE AU GESTE.

Lorsqu'il s'agit d'aborder un nouvel opus dans l'oeuvre pleine d'enseignement et riche de concepts méconnus ou nouveau de la pensée de Jean-François Billeter on sait d'avance que :

- L'on s'engage à y découvrir un concentré d'intelligence qui surprend d'autant plus qu'il est à la fois d'une lecture agréable, fine, jamais jargonnante et qui se déroule dans un beau français digne des grands classiques - que l'auteur connait à merveille - et, dans un même temps, que cette lecture sera exigeante, extrêmement dense, parfois ardue sous ses abords simples et faussement immédiats, qu'il faudra donc prendre son temps, revenir sur ses pas, confronter son expérience à celle de l'auteur, etc.

- On s'expose à devoir regarder le monde, à commencer par soi-même, autrement, à appréhender les choses les plus simples, les plus apparemment répétitives de l'existence - ouvrir une porte, porter un verre à la bouche, écouter des voisins de table, etc -, expliquer certains de nos moments les plus insaisissables - se mettre à "rêver" les yeux grands ouverts, à arrêter quelques instants la marche insatiable de la conscience pour retrouver un mot, comprendre une phrase, s'expliquer le monde.

Ainsi, c'est à la table somme toute très commune d'un café que le grand sinologue - l'auteur des extraordinaires Leçons sur Tchouang-Tseu, pour ne citer qu'un seul de ses ouvrages précédents, bref mais intense moment de culture, d'intelligence et de sagesse - entame dès potron-minet le cours impétueux et libre de ses réflexions, car c'est un lieu où il peut à la fois laisser les idées se développer sans contrainte mais aussi se laisser dériver vers le cours d'une conversation d'une autre tablée tout en étant empêcher à cette dispersion que l'on connait lorsque trop de livres, de documents, de souvenirs intimes vous environnent, assis derrière son bureau de travail. C'est en de tels lieux, rendus célèbres par un Jean-Paul Sartre avec ses habitudes du Café de Flore (mais c'était aussi le cas, déjà, de Denis Diderot), que Billeter va nous prodiguer, sans jamais tomber dans la moindre idéologie préconçue, sans esprit d'école ni de système, son paradigme tout à la fois lié au corps - mais un corps en quelque sorte revisité et totalement redéfini -, au geste, à l'activité. Ainsi, dépassant ce moi qui serait avant tout lié à la conscience, Billeter va prendre le temps d'analyser dans tous ses aspects les mouvements qui se coordonnent lorsqu'un geste s'accompli. Il va en déduire que la conscience seule n'en est pas l'origine, qu'il est même possible qu'elle n'en a rien ou peu décidé mais qu'en réalité ce mouvement, c'est à ce corps qu'on le doit, ce corps qu'il redéfini ainsi : «J'appelle "corps" toute l'activité non consciente qui porte mon activité consciente et d'où surgit le mot manquant ou l'idée nouvelle. Lorsque j'agirai, j'appellerai "corps" l'ensemble des énergies qui nourriront et soutiendront mon action.». Ainsi se pose ce nouveau paradigme, que le "corps" est l'Alpha de l'essentiel de nos activités, bien plus que ce que les philosophes tendent à en dire qui font de la conscience cet Alpha et bien souvent l'Oméga de toute nature et existence humaine. Billeter, de son côté, poursuivant le pressentiment de Novalis, se «représente la part consciente de [son] activité comme comprise dans l'activité générale du corps.» de totalité agissante, la conscience n'est plus qu'une portion de cette même activité

À partir de cette première et essentielle définition, J-F Billeter va en déduire ou reprendre à son compte un certain nombre d'idées liées à l'activité qui n'est rien moins que la vie elle-même : Ce qu'il nomme "l'intégration", l'imagination qu'il revisite aussi, la "puissance agissante", c'est à dire la possibilité qu'à mon corps à augmenter sa capacité d'action par l'apprentissage du geste, jusqu'à sa complète maîtrise, etc.

Ce qui est tout à la fois épuisant et fascinant avec la pensée de J-F Billeter c'est qu'elle se déroule à la manière d'une sorte de bobine autobiographique de la pensée, qu'elle coule, comme si tout ce que l'essayiste expose allait parfaitement de source - et c'est d'ailleurs le cas - mais qu'elle demande dans le même temps une concentration, une réflexion, un recul de tous les instants, qui obligent le lecteur à considérer, pour un temps indéfini, ce qu'il vient de découvrir, qu'il peut prolonger ou appliquer sans équivoque à ses propres grilles d'existence, de lecture, de recherches intérieures, les tordre même - J-F Billeter en appelle explicitement à se faire non seulement sa propre opinion mais, dans une large mesure, à se constituer son propre schéma philosophique, ainsi qu'il se l'est fait pour lui-même qui ne parvenait jamais à se sentir tout à fait à son aise à l'intérieur de pensées étrangères, exogènes, aussi puissantes les méthodologies et les systèmes philosophiques déjà explorés par le passé fussent-ils -.

Cette pensée n'a pas pour but de "révolutionner" la philosophie - l'auteur n'a a aucun moment cette prétention - mais, et c'est déjà énorme, s'essaie à lui redonner corps - c'est à dire vie - au plus profond de nos existences fugaces, souvent faites de vitesse insensée et de superficialité sans but véritable, et si l'on y retrouvera des prolongations à certaine réflexions d'un St Augustin, d'un Novalis et, plus encore, d'un Spinoza, celle-ci s'enserrent avec force dans notre contemporanéité... pour peu qu'on prenne le temps de s'asseoir à la table d'un café afin de prendre le temps, profondément, de laisser la pensée vagabonder, se perdre pour, enfin se retrouver. Un petit ouvrage dont la lecture se poursuit longtemps, très longtemps, après en avoir refermé les dernières pages et qui sont un pur bonheur pour l'esprit !

Pour mémoire, voici la définition du Paradigme qu'en donne Françoise ARMENGAUD, docteur en philosophie, maître de conférences à l'université de Rennes pour le compte de l'Encyclopedia Universalis :

Est paradigme ce que l'on montre à titre d'exemple, ce à quoi on se réfère comme à ce qui exemplifie une règle et peut donc servir de modèle. En tant que modèle concret devant guider une activité humaine et lui servir de repère, le paradigme se distingue de l'archétype, qui suggère l'idée d'une priorité ontologique originelle. Comme l'a montré P.-M. Schuhl, ce concept a chez Platon un sens pédagogique et propédeutique : le paradigme est l'objet « facile » sur lequel on s'exerce avant de traiter d'un objet ressemblant au premier, mais plus difficile ; ainsi, qui veut saisir et définir le sophiste, cet être protéen et fuyant, fera bien de se forger une méthode de définition aux dépens d'un être moins remuant, le pêcheur à la ligne ; de même, en politique, l'art du tisserand est un paradigme pour l'art royal du souverain.
La méthode paradigmatique, chez E. Lévinas, se fonde sur la thèse que « les idées ne se séparent jamais de l'exemple qui les suggère » ; elle dégage « les possibilités de signifier à partir d'un objet concret libéré de son histoire » ; cette méthode est solidaire d'une éthique de l'« acceptation » et de l'action comme préalables au connaître : c'est l'acte qui « fait surgir la forme où il reconnaît son modèle jamais entrevu jusqu'alors » (Quatre Leçons talmudiques, Paris, 1968).

L'historien des sciences et épistémologue Thomas Kuhn utilise à son tour le terme de paradigme d'une manière originale pour rendre compte de la manière dont se développent les sciences. Dans son ouvrage sur la Structure des révolutions scientifiques (traduction française, Paris, 1972), il caractérise comme paradigme de la science à une époque donnée un ensemble de convictions qui sont partagées par la communauté scientifique mondiale.
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