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Critique de laurent34dan


Voici un livre qui a fait le tour du monde et qui a été salué partout comme un chef-d'oeuvre : Sept contes gothiques, d'Isak Dinesen . Passera-t-il inaperçu en France ? Il faut espérer que non. La Société des Lecteurs qui est, on le sait, une association de libraires, l'a choisi comme « livre du mois ». Il reste à gagner la caution du public. Pourquoi le public ne lirait-il pas un ouvrage merveilleusement divertissant et d'excellente qualité ? La récente liste des « gros tirages » publiée par Les Nouvelles Littéraires montre qu'il se glisse parfois parmi les « best-sellers » des ouvrages qui relèvent de la littérature.

Isak Dinesen est Danois ou plutôt Danoise : c'est le pseudonyme de la baronne Karen Blixen, aujourd'hui une vieille dame, qui avait déjà fait parler d'elle en publiant sous son nom La Ferme africaine, histoire d'une plantation de café en Afrique du Sud . Cette aristocrate, fermière et femme d'affaires à des milliers de kilomètres de son château près de Copenhague, a de qui tenir : son père fumait déjà le calumet de la paix avec les Indiens Pawnee, du Minnesota. le même esprit d'aventure qui la fit aller cultiver le café en Afrique la précipita dans les bras des tribus révoltées contre l'Angleterre ; elle partagea un temps leur vie, participa à leurs chasses et à leurs fêtes. C'est une petite femme fragile, avec de grands yeux sombres.

C'est aussi en littérature, on le voit par ces contes, un esprit follement romanesque et d'une prodigieuse imagination. Elle raconte des histoires comme d'autres respirent, avec le même naturel et la même aisance, comme si vraiment allaient de soi les événements extraordinaires qui adviennent à ses personnages, non moins hors du commun. Encore n'est-ce pas tout d'imaginer : il faut faire croire à ce qu'on dit, « engager » le lecteur dans le récit, le toucher, à la façon de l'acupuncteur, en des endroits précis et sensibles afin de le ravir et de le remuer. Les contes de fées sont sans doute d'admirables inventions dont il n'est pas difficile de voir qu'elles reposent sur des mythes éternels, mais sauf les enfants, et encore ! Personne ne se laissera troubler par l'histoire de Cendrillon ou du Chat botté. La part d'invraisemblance y est trop grande, le merveilleux trop accusé. Isak Dinesen, pour ne pas l'appeler par son nom, s'ébat dans une réalité vraisemblable : un groupe d'humains isolés dans un grenier pendant une inondation, un jeune homme mal marié qui rencontre une prostituée novice dont il devient amoureux fou, un autre jeune homme aux moeurs socratiques qu'il faut marier afin d'éviter un scandale imminent, une cantatrice qui perd sa voix lors de l'incendie du théâtre où elle joue et qui veut se faire passer pour morte, etc., telles sont les données avec lesquelles jouent le hasard, les coïncidences, les rencontres et un mystère plus souvent naturel que surnaturel. Dans un seul de ces contes apparaît un spectre, de bonne compagnie d'ailleurs, et encore l'histoire se passe-t-elle à Elseneur, patrie des spectres par excellence. Tout l'attirail de la magie, de la diablerie et de la terreur à bon marché qui caractérisent le roman noir du XIXe siècle est laissé de côté. Isak Dinesen use de moyens plus subtils et par là plus efficaces. Elle procède d'Hoffmann et d'Andersen plus que d'Ann Radcliffe et de Maturin.

Voici par exemple l'une des plus belles histoires du recueil : Les rêveurs. Il faut la raconter un peu en détail pour voir comment elle est faite. Trois hommes dans un bateau voguent au large de Zanzibar : le neveu d'un puissant chef, qui rentre dans son île pour se venger des traîtres qui ont aidé ses ennemis à le capturer, un conteur professionnel, et un aventurier anglais : Lincoln Fosner. le conteur est à court d'histoires pour distraire ses compagnons. « Avec les années, dit-il, j'ai perdu le don d'effrayer. Quand on connaît la vérité des choses, on manque d'inspiration. Après avoir fréquenté les fantômes et les diables, on a finalement moins peur d'eux que de ses créateurs ». Déçu par la vie et par les hommes (« Qu'est-ce que l'homme, quand on y songe, sinon une machine parfaitement réglée et extrêmement compliquée qui, avec un art infini, transforme en urine le vin rouge de Shira ? »), il se réfugie dans ses rêves. Et Saïd, pense-t-il, qui veut reconquérir un trône, ne poursuit-il pas un rêve ? Et Lincoln, ce gentleman qui, loin de son fils, chasse les chimères sur l'océan ? Pour passer le temps, l'Anglais va raconter une histoire qui lui est arrivée et s'est déroulée précisément comme en rêve.

Il était jeune, beau et fortuné, près de faire un mariage quand, à Rome, il s'éprend le plus bêtement du monde d'une fille de bordel. « C'est à cette femme que je dois d'avoir compris des mots tels que larmes, coeur, désir et étoiles, qu'emploient les poètes. Elle était elle-même une étoile ». Il veut l'épouser. Elle refuse. Quand il la rencontre dans la rue, elle est le plus souvent accompagnée d'un vieux Juif hollandais qui passe pour fabuleusement riche. Interrogée sur la présence de ce singulier compagnon, Olalla répond de façon sibylline : « Cet individu est tout simplement mon ombre, avec laquelle je n'ai plus rien de commun ». Un jour, Olalla disparaît. On la dit partie pour la Suisse avec son compagnon. L'Anglais se lance à sa poursuite.

Il est parvenu à un hôtel près d'un col montagneux quand entre dans la salle deux autres jeunes gens, un Allemand qu'il a autrefois connu, et un Suédois. Friedrich est un « garçon blond, lourd et frais » cruellement dépourvu d'imagination. Arwid, le Suédois, un séducteur professionnel. Que viennent-ils faire à cette altitude par cette nuit inhospitalière ? Chacun y allant de son histoire, nous n'allons pas tarder à l'apprendre. L'Allemand vient de Lucerne où il a participé à une insurrection et tué l'évêque de Saint-Gall, par un curieux enchaînement de circonstances. Il avait connu là-bas une modiste dont il devînt amoureux et chez qui se réunissaient les futurs chefs de l'insurrection. Sans qu'il s'en aperçoive elle l'a poussé sur les barricades, recueilli et caché, puis, avec l'aide d'un « vieux monsieur juif très élégant », fait évader. Elle s'appelait Lola, et l'amoureux est à la recherche de Lola. L'Anglais se demande si cette Lola n'est pas celle qu'il cherche également. Ce serait tout de même extraordinaire.

Le Suédois raconte à son tour qu'envoyé à l'école d'équitation |de Saumur il a été introduit dans un cercle de vieux légitimistes qui parlaient souvent d'une jolie jeune femme des environs, confinée dans le souvenir du général Zumala Carregui « héros et martyr de la cause légitimiste espagnole ». Mme Rosalba, disent-ils, « possède un rayonnement sans égal; elle est sainte à la plus haute puissance; c'est un cygne dans le lac de la vie éternelle ». Notre Don Juan la voit, tombe amoureux d'elle, se promet de la posséder quand, la tenant entre ses bras, « blanche et tremblante comme un lis dans la tempête, le visage en larmes marquée comme une sorcière. de son oreille gauche à la clavicule, une profonde cicatrice courait comme une couleuvre blanche ». L'Allemand se souvient que Lola avait la même cicatrice, et Lincoln, qui n'a encore rien dit, se la rappelle si bien qu'il pense rêver tout éveillé : « Cette fois, pensai-je, c'est certain, je délire. Maintenant il ne me manque plus que l'arrivée d'Olalla, entrant par cette porte, rapide et légère, comme elle vient en rêve ».

Ce qui ne manque pas de se produire : Olalla-Lola- Rosalba entre, suivie d'un vieux monsieur que les trois amoureux reconnaissent pour le Juif son compagnon. On les renseigne : elle est l'épouse du conseiller Heerbrandt d'Altdorf. Elle voyage souvent dans la région. L'Anglais, l'Allemand et le Suédois mettent trop de temps à revenir de leur stupeur. Quand ils reprennent leurs sens la conseillère s'est envolée. Les voici tous trois à sa poursuite, dans la nuit et la tempête. Abrégeons pour parvenir au mot de l'énigme : la « sorcière » était la grande cantatrice Pellegrina Léoni qui perdit la voix lors de l'incendie du théâtre de Milan où elle fut tirée du brasier par un admirateur attaché à ses pas. Désespérée, elle entreprend, avec la complicité de celui-ci, de faire croire à sa mort, et pour se punir d'avoir seulement vécu pour le personnage qu'elle incarnait aux yeux des foules éperdues d'admiration, elle a voulu passer le reste de sa vie dans des rôles divers et infiniment plus modestes : « Dès maintenant, je veux être plusieurs personnes et n'avoir plus mon coeur et ma vie liés à une seule femme. J'en ai souffert assez longtemps. C'est fini… Je suis sûre (c'est le Juif qui rapporte ses paroles alors qu'elle se meurt, romantiquement) que, si chacun sur terre était plus d'une seule personne, tous, oui, tous les hommes auraient le coeur plus léger ». C'est là si l'on veut, la moralité du conte.

On saisit ici quelques-uns des procédés de l'auteur. Il part d'une situation inhabituelle mais vraisemblable et accumule les traits qui la rendent peu à peu mystérieuse en ouvrant sous nos pas toutes sortes de pistes qui mènent à l'explication fantastique. Au moment où, façonnés par le récit, envoûtés par l'atmosphère dans laquelle nous évoluons, nous sommes prêts à donner notre langue au diable, c'est-à-dire à accepter l'intervention du surnaturel, il dénoue l'histoire de la façon apparemment la plus logique et la plus raisonnable. Au fond nous avons été pris en flagrant délit de manque d'imagination. Nous enfermions les personnages dans leur vie comme nous nous enfermons dans la nôtre. Nous privions cette vie de toute la part d'inconnu dont elle est tissée : hasards, coïncidences, rencontres qui l'infléchissent ou la transforment à notre insu. Et c'était, bien sûr, une facilité que de faire appel au mystère extérieur (à vrai dire un manque d'imagination) alors que le mystère véritable gît dans la chose elle-même, dans les personnages et leurs aventures. On voit l'originalité d'Isak Dinesen parmi tous les conteurs fantastiques : au lieu de s'évader dans une irréalité plaisante et poétique il charge la vie elle-même, à condition qu'elle soit suffisamment pourvue d'ouvertures sur les autres et sur le monde, de résoudre ses propres contradictions et de trouver le mot de sa propre énigme. le merveilleux est que ce mot soit souvent plus plaisant, plus tragique aussi, en tout cas plus poétique que celui qu'aurait imaginé le conteur. C'est par là que cette littérature apparemment gratuite rejoint quelque chose d'essentiel, nous découvre quelque chose d'essentiel. C'est comme si elle nous disait : vous êtes tous riches comme Crésus et vous vivez comme des pauvres ; au lieu de vous servir de votre trésor comme d'un oreiller, dépensez-le, gaspillez-le ou faites-le fructifier, en tout faites-en quelque chose. Vous valez plus que vous ne croyez; vous êtes mieux que ce que vous croyez être.

Littérature optimiste ? Cela n'est pas sûr. Car il existe aussi l'exemple inverse. Celui de ce Conseiller d'une ville de Danemark qui a connu Goethe dans sa jeunesse et qui, se croyant un tempérament de poète, veut façonner sa vie poétiquement. Il protège un gratte-papier qui fait des vers et, jouant auprès de lui le rôle de mécène, il peut croire que ces vers lui appartiennent (vieille loi capitaliste découverte par Marx et que le Conseiller applique avant que Marx l'ait formulée). Il devient en somme poète par procuration. Mais si son gratte-papier a plus de talent que lui-même il est dépourvu de génie. Comment lui en donner ? se demande le Conseiller. En lui faisant éprouver une folle passion sans espoir dont il citera des chants magnifiques. Il lui fait connaître une jeune veuve appétissante et, quand il les sent bien allumés tous deux, il annonce à son protégé que la veuve et lui vont convoler. Il pousse le raffinement, ou la perversité, jusqu'à lui faire lire un roman qui vient de paraître et où est exposée une situation à trois un peu semblable à la leur : deux jeunes amants s'aiment sans espoir et vont aussi loin qu'il est permis sans se donner l'un à l'autre. Tous trois délirent à propos de ce texte magnifique, et le barbon-poète plus que les autres; Malheureusement, le gratte-papier enflammé par l'amour autant que par la poésie passe les limites : il tue proprement son protecteur, et la jeune veuve aide à parachever l'ouvrage. Cette fois un homme s'est perdu et a payé de sa vie ses excès d'imagination. Mais faut-il parler d'excès ? Dans cette revanche de la vie sur la littérature, c'est encore une fois la vie qui a gagné, et avec un peu plus d'imagination précisément, le Conseiller aurait pu prévoir à ses combinaisons, une autre fin que celle qu'il imagina.

On se laisserait facilement aller à raconter ces sept histoires si différentes d'invention, si surprenantes de cours et qui donnent un plaisir si pur où le coeur et l'intellect sont également intéressés. Car elle est fort intelligente la baronne Blixen, et si elle a une expérience peu commune de la vie elle possède aussi un esprit façonné par des siècles d'une culture cosmopolite, au meilleur sens du terme. Elle a pris pour cadre un XIXe siècle romanesque et romantique, dont l'évocation suffit à susciter d'assez nombreux prestiges : châteaux, secrets de famille, chevauchées, courses errantes sur la mer, duels, aventures galantes ou passionnées, morts violentes et mystérieuses, à travers une Europe qui va des brumes du Nord et de son Danemark natal aux routes poussiéreuses et brûlées par le soleil d'une captivante Italie. Et l'on voit des vieilles dames un peu folles courir la poste, et des évêques, et de jeunes officiers, et des beautés ténébreuses, et de simples aventuriers. On va croire à une humanité de roman-feuilleton alors qu'au contraire chacun des personnages de cette société disparue tient plus des créatures De Balzac que de celles d'Eugène Suë ou de Dumas : elles ont toutes cette dimension supplémentaire qui serait prête à les faire taxer de folie douce ou de manie si elle n'était ce désir proprement humain de dépassement de soi, dans le rêve ou l'action, qu'importe. Ils vivent, quoi, et si ce désir de vivre les rend puérils aux yeux du philosophe chagrin, exceptionnels pour les esprits terre à terre, c'est que la sagesse a appauvri les sages et le réalisme desséché les réalistes. Ce passé de fantaisie a beaucoup à nous apprendre, et je ne serais pas étonné que la vieille dame de Copenhague ait voulu glisser dans le titre fort exact, à la lettre, de son recueil une ironie supplémentaire.
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