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Citations sur Mes petits papiers (3)

La passion assez désespérée de fixer tout ce qui s’enfuit est naturelle à l’homme. Les arts plastiques, la photographie, puis le cinéma, satisfont cette exigence de capter un présent essentiellement mouvant pour le convertir en morceaux d’éternité. À l’inverse, la télévision tire de son alchimie des diamants blancs et noirs qu’elle dilapide dans l’éther avec une prodigalité minutieuse, mais elle ne constitue qu’une somptuaire exception. C’est au disque et au magnétophone que l’appétit du public en appelle aujourd’hui pour retenir la présence humaine. Grâce à ces appareils, les grandes voix qui se sont tues remontent du silence, les repas de première communion où chacun pousse la sienne sont coulés à jamais dans le marbre docile de la cire enregistreuse et, à une époque où les écrits s’envolent parfois dans la sacoche de certains saute-ruisseau diplomatiques, ce sont les paroles qui demeurent.

Donc, plus de paroles en l’air, la voix de l’homme est devenue un document. Je ne sais pas si cette promotion l’élève à une dignité éminente, du moins en fait-elle un objet de convoitise, susceptible d’être rapté et monnayé. À l’occasion de l’assassinat du financier Rubinstein, les policiers découvraient récemment un véritable filon de bandes magnétiques où des conversations téléphoniques avaient été enregistrées. Plus que des témoignages en conserve, elles contenaient des renseignements échangés entre trois ou quatre hommes d’affaires new-yorkais, qu’une dérivation insidieusement branchée sur le réseau avait surpris à leur insu. Ainsi la victime était-elle au courant des tractations de ses adversaires et en faisait-elle son profit. Une enquête fut ouverte et l’on découvrit qu’une organisation clandestine, possédant ses techniciens en rupture de maison centrale ou de central téléphonique, offrait aux gros businessmen un abonnement leur permettant de recevoir les confidences de leurs concurrents, dérobées par cette méthode d’effraction. Leur installation était aménagée dans les égouts de la ville qu’on sillonna consciencieusement. C’est alors qu’au détour d’un boyau, la vérité se fit jour : plusieurs milliers de particuliers s’étaient fait monter eux aussi des systèmes d’induction à distance par la vertu desquels leurs épouses, leurs enfants, leurs employés, n’avaient plus de secrets pour eux. Peut-être même, quelques voyantes, d’une extra-lucidité surprenante, substituant la table d’écoute à la table tournante, utilisaient-elles ce procédé pour alimenter à la source les prédictions qu’elles retournaient ensuite à leurs clients. La mauvaise conscience de toute une population affleurait au ras du sol, dans un labyrinthe parcouru d’arrière-pensées. La vie privée, soldée sur le marché, était devenue impossible.

[Paris-Presse, 23 décembre 1955]
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Sous l’Occupation, les cafés littéraires étaient tendus de lourds rideaux bleus, derrière lesquels on pressentait qu’il se tramait quelque besogne grandiose.

On connaît aujourd’hui le résultat de ces quatre années de digestion laborieuse : un beau jour, les rideaux s’écartèrent et l’on vit surgir, tout armés, M. Jean-Paul Sartre et Mme de Beauvoir, auxquels devait venir se joindre le petit mitron de l’existentialisme, M. Merleau-Ponty.

Depuis 1943, Sartre avait abandonné l’université, mais l’on s’en doutait à peine. Comme il avait accoutumé, au Havre et à Neuilly, de prolonger sa classe dans les bistros du coin, il semblait tout naturel qu’il enseignât ses disciples autour des guéridons d’une terrasse qui emprunte au voisinage de Saint-Germain-des-Prés sa solennité de sanctuaire. De professeur qu’il était, on le sacra simplement pape.

Quatre ou cinq philosophes de plein vent, c’était assez pour faire tourner les têtes fragiles en ce printemps de la renaissance. « Ils pensent... Souscrivez ! », s’exclamèrent les limonadiers, et, après Passy, la province, puis l’étranger, vinrent coller leur nez aux vitres.

Ce qu’ils aperçurent fut bien propre à les enchanter : une sorte de crapaud replet enfoui dans le tweed et une amazone myope troussaient des concepts en toute simplicité, à deux pas du croquant, comme on fabrique des gaufres. Jamais la métaphysique ne parut plus prochaine.

L’imagerie s’empara de ces silhouettes. On aima qu’elles fussent confortables. Ces gens qui tenaient des propos si incohérents dans leurs traités et si obscènes dans leurs romans, ils vous avaient une façon familière de sucrer leur thé, d’écraser leur cigarette, de descendre aux lavabos, tout à fait rassurante. Encourageante même : car enfin, peut-être bien qu’on était « existentialiste » sans le savoir. On pouvait toujours s’en bercer comme d’un vœu secret.

La jeunesse, la terrible jeunesse d’après-guerre, trouva ici une cantine à ses débordements. « Il faut choisir de vivre ou de raconter », dit Sartre. Elle choisit de vivre comme Sartre raconte, dans un monde qu’elle voulut renfermé, où l’atmosphère fut poisseuse, la transparence lourde, la présence d’autrui opaque ou visqueuse à point.

[Rivarol, 25 janvier 1951]
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À quoi rêvent les jeunes filles ?

Oui, à quoi pensent-elles donc ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Pas de dîner à la maison ! Un récent sondage a permis de constater que, sur cent jeunes femmes, 30% seulement savaient faire la cuisine, 18% y trouvaient un certain plaisir, 65 % ne savaient pas tricoter... Je connais un ménage où l’on ne fait en moyenne que deux repas par semaine. Le reste du temps, on pique-nique, debout contre la cheminée ou couché sur le divan, dans un grand laisser-aller où s’accusent à la fois l’incapacité d’équilibrer un budget et celle de se donner un rythme de vie.

Une assistante sociale parle. Elle avait remarqué, dans la file d’attente, la jeune fille très élégante. En se présentant à son bureau, celle-ci lui dit : « Je suis Juliette B... Il faudrait que vous passiez à la maison. » L’assistante connaissait bien le cas B..., un ménage d’ouvriers non mariés, confinés dans deux petites pièces avec leurs deux enfants. Un nouveau-né tardif et rabougri, une frêle aînée, employée chez Brandt, que l’on ne voyait jamais...

Se pouvait-il qu’elle fût cette pimpante personne !

« J’ai découvert, dit l’assistante, qu’elles étaient presque toutes comme cela. Des chaussures à six et sept mille francs la paire, des bas nylon, un sac où s’engloutit la paye d’un mois, un parfum comme je n’en emploie pas. »

Les jeunes filles rêvent d’une certaine image d’elles-mêmes. Elles épinglent au-dessus de leur lit des silhouettes découpées dans les magazines et s’y conforment. Mais les étudiantes, mais les petites filles modèles et les Bovary de province, satisfont-elles aussi cette même complaisance pour soi ? Pourquoi pas ? L’étudiante frottée aux camarades d’amphithéâtre songe moins à l’amour qu’elle ne rêve chiffons. Au mieux, ses chiffons sont une toge et un bonnet carré. Quant à « mademoiselle » Bovary, elle rejoint Juliette dans un délire où les bonnes à tout faire deviennent manucures, où les écolières veulent être hôtesses de l’air. Il s’agit d’être présentes où se font les échanges humains. L’émancipation de la femme moderne leur permet d’envisager leur destinée sous l’angle d’une autonomie. C’est celle-ci qu’il s’agit de forcer ou de ménager.

[La Parisienne, février 1953]
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