Ebloui, malgré quelques mots trop rares ou trop crus, effrayé, même, par la violente splendeur de certaines visions féroces, Verlaine répondit aussitôt, parlant de l'effet prodigieux de ces vers, demandant un peu de patience le temps de préparer l'accueil. Il organisa une quête à Paris auprès de ses amis poètes pour ce jeune inconnu. Après avoir convaincu Mathilde et ses beaux-parents de l'héberger un temps rue Nicolet, il envoya un mandat à Rimbaud pour le billet de train, accompagné de son adresse et de quelques mots: "Venez, je m'occupe du reste."
A son arrivée, Verlaine avait trouvé deux lettres, que lui avait fait suivre son éditeur Lemerre, d'un poète inconnu qui disait avoir dix-sept ans - il apprit plus tard qu'il ne les avait pas encore-, habitant Charleville dans les Ardennes et dénommé Arthur Rimbaud. Les deux avaient été écrites à quelques jours d'intervalle, à la fin du mois d'août. La première l'appelait au secours, implorait qu'il l'accueille à Paris car il étouffait dans le malheur, l'ennui, la misère d'une mère bigote et pingre à Charleville. Elle contenait cinq poèmes.
En 1869, Paul Verlaine de vingt-cinq ans s'était épris de leur très jeune fille de seize ans, Mathilde, et ils avaient accepté que ce poète bohème, trop souvent abreuvé d'absinthe et quasiment inconnu, mais qui percevait quelques rentes familiales, l'épouse.
Rimbaud se mit à rire. Il passa sa grosse main dans ses cheveux en désordre puis sur son visage comme s’il voulait en débarrasser l’air heureux d’enfant récompensé.
Il dut y avoir entre eux encore quelques phrases banales, puis la vieille les entraîna de l’autre côté du couloir, dans la salle à manger où la table était mise. Il y avait de l’argenterie, du cristal et de la porcelaine sur une nappe de dentelle. Il y avait la bonne postée dans la cuisine au sous-sol qu’on appelait avec une clochette et qui passait les plats, il y avait la belle-mère qui ne cessait d’épier les manières du petit provincial, la façon dont il coupait la viande et avalait son pain, il y avait Mathilde qui ne levait pas les yeux de sa soupe, il y avait sa petite sœur Marguerite qui n’avait pas faim et se tortillait sur sa chaise, il y avait une jeune parente qui s’appelait Emma, il y avait un chien qui s’appelait Gastineau, il y avait Verlaine qui parfois posait sa main sur la sienne, il y avait Cros qui l’emmerdait avec des questions si embarrassantes, pourquoi bleuissait la prunelle : parce que l’azur est bleu ; comment lui était venue la virgule des pollens : tombée du ciel ; et quel était le sens de ce cœur qui bavait à la poupe : aucun sens, un sentiment. Verlaine riait de ses réponses, mais lui aurait voulu planter son couteau dans la gorge de ce Cros. Il laissa retomber ses couverts qui tintèrent avec fracas dans son assiette vide, prit dans sa poche les seules choses qu’il avait emportées avec ses poèmes, une pipe en terre, des allumettes et quelques brins de tabac, alluma le fourneau, souffla sur les dîneurs éberlués, qui traînaient encore sur leur flan à la vanille, une fumée âcre. Rompant un long silence, il dit qu’il était fatigué et voulait dormir.
Mais maintenant, avec tous ces cataclysmes, ces gens qui meurent déjà par centaines de milliers... ce ne sont plus les corps qui souffrent et qui meurent, c’est la Terre, n’est-ce pas ? Rassurez-vous, elle est déjà presque invivable et vous non plus, et tous les autres, vous ne serez pas tristes de la quitter.
Ces poèmes te ressemblent, ce qui est une première qualité. Inactuels mais pleins d’une sensibilité qui manque précisément à la plupart de tes camarades greffés à leur téléphone portable comme des sortes de monstrueux bébés.