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Critique de Labyrinthiques


Ellis Island est un court texte de Georges Perec prévu à l'origine pour accom­pa­gner un film docu­men­taire, réa­lisé en 1980 par Robert Bober, sur une idée ori­gi­nale de l'INA et dif­fusé par TF1 les 25 et 26 novembre de la même année. Les édi­tions du Sor­bier et l'INA firent paraître ce texte (avec des pho­to­gra­phies prises pen­dant le tour­nage). En 1994, les édi­tions P.O.L. réédi­tèrent cet opus­cule en l'enrichissant de docu­ments annexes. L'édition que j'ai choi­sie est la der­nière édi­tion, conçue par Madame Ela Bie­nen­feld, qui se concentre uni­que­ment sur le texte de Perec pour en sou­li­gner la « confron­ta­tion avec le lieu même de la dis­per­sion, de la clô­ture, de l'errance et de l'espoir ».

J'aime l'idée que les auteurs soient sai­sis, han­tés par des lieux. C'est le cas de Mar­gue­rite Duras pour laquelle ma fas­ci­na­tion m'a lon­gue­ment occupé par le passé : unité et obses­sion du lieu, que ce soit dans un square, dans un ter­rain vague, un hôtel au bord de la mer… C'est aussi ce que j'aime chez Pierre Cen­dors : le lieu n'est pas seule­ment chargé de sym­boles ou d'histoires (ou d'Histoire avec une grande Hache comme le sou­li­gnait Perec dans W ou le sou­ve­nir d'enfance) cen­sés ajou­ter des couches séman­tiques, sen­so­rielles, émo­tion­nelles avec l'intrigue, non ! il fait corps avec le per­son­nage ou le nar­ra­teur et entre en réso­nance avec le lec­teur qui l'associe comme un per­son­nage à part entière dans la nar­ra­tion qu'il perçoit.

Perec déve­loppe déjà cette vision du lieu dans La vie, mode d'emploi, dans lequel le lieu, le 11 rue Simon-Crubellier, est la matrice même de l'histoire. C'est à par­tir du lieu que se construit, tel un puzzle, la nar­ra­tion, selon une logique ouli­pienne défi­nie à l'avance. Dans W ou le sou­ve­nir d'enfance, l'île W est le lieu où converge le récit. Tous ces lieux sont inexis­tants, ce sont des non-lieux, des lieux ima­gi­naires, utopiques/dystopiques dans les­quels Perec puise ou dis­sé­mine une par­tie de sa mémoire, de son his­toire ou perd son lecteur.

Avec Ellis Island Perec entre­prend le che­min inverse : par­tir d'un lieu réel, d'un lieu docu­menté pour aller, fina­le­ment et peut-être sans véri­ta­ble­ment le vou­loir, vers le lieu ima­gi­naire, inté­rieur, biographique.

Ellis Island, sur­nom­mée L'île des larmes, devint à par­tir de 1892 le point de pas­sage obligé pour ren­trer en Amé­rique. Perec décrit l'histoire de ce lieu qui met pro­gres­si­ve­ment en place une ges­tion ratio­na­li­sée des flux migra­toires de masse.

« Seize mil­lions d'immigrés pas­se­ront à Ellis Island, à rai­son de cinq à dix mille par jour. La plu­part n'y séjour­ne­ront que quelques heures ; deux à trois pour cent seule­ment seront refou­lés. En somme, Ellis Island ne sera rien d'autre qu'une usine à fabri­quer des Amé­ri­cains. » p. 15

A par­tir de 1924, les condi­tions d'immigrations deviennent plus res­tric­tives (2%) et Ellis Island devient « un centre de déten­tion pour les émi­grés en situa­tion irré­gu­lières » puis un musée à par­tir des années 70. Fidèle à sa manière quasi obses­sion­nelle de pro­cé­der, Georges Perec dresse des inven­taires dans les­quelles se côtoient des listes inter­mi­nables de chiffres (les migrants clas­sés par pays d'origine, etc.) et de noms (ceux des bateaux qui ache­mi­naient les immi­grés, les ports d'où ils provenaient…).

«Cela ne veut rien dire, de vou­loir
faire par­ler les images, de les
for­cer à dire ce qu'elles ne
sau­raient dire.
Au début, on ne peut qu'essayer
de nom­mer les choses, une
à une, pla­te­ment,
les énu­mé­rer, les dénom­brer,
de la manière la plus
banale pos­sible,
de la manière la plus pré­cise
pos­sible,
en essayant de ne rien oublier. »
p. 43

Ce qui frappe Perec en décou­vrant le site, c'est le carac­tère réso­lu­ment banal de ces lieux char­gés d'histoires ; « rien ne res­semble plus à un lieu aban­donné | qu'un autre lieu aban­donné. ». Puis le dis­cours se trans­forme peu à peu : de la simple des­crip­tion des lieux Perec en arrive à une ques­tion beau­coup plus sub­jec­tive, à savoir pour­quoi, lui, Perec, est venu dans cette île et pour y cher­cher quoi ? Pour­quoi Robert Bober en a-t-il fait de même et quelles sont ses rai­sons ? Et quelles traces, ou quelle absence de traces viennent quo­ti­dien­ne­ment cher­cher tous ces tou­ristes de la mémoire, en rangs ser­rés, à Ellis Island ?

Cette inter­ro­ga­tion sou­daine marque une rup­ture dans le docu­men­taire : l'observateur devient l'observé dans le contexte du docu­men­taire. Ce n'est plus tant un film sur Ellis Island qu'un film qui s'interroge sur la rai­son même de sa pro­duc­tion. Cette irrup­tion de l'observateur dans sa propre pro­duc­tion a de quoi désta­bi­li­ser le zap­peur du XXIe siècle dont je suis, trop accou­tumé qu'il est aux besoins impé­rieux d'une objec­ti­va­tion jour­na­lis­tique deve­nue la norme télé­vi­suelle actuelle. Cette norme qui veut que le repor­ter s'efface der­rière la caméra pour y sub­sti­tuer le spec­ta­teur, pour super­po­ser et fusion­ner les deux regards, pour son immer­sion, pour sa concen­tra­tion sur l'objet exploré, et in fine pour obte­nir sa totale adhé­sion au dis­cours. Ce qui m'interpelle dans ce docu­men­taire, c'est l'infinie poé­sie de la mons­tra­tion qui cache et dévoile, dans le même élan, son apo­rie ori­gi­nelle, les limites de sa sur­face phy­sique aux­quelles ne peut s'ajouter les dimen­sions his­to­riques, émo­tion­nelles, subjectives…

— Tu n'as rien vu à Ellis Island semble répé­ter Georges Perec.

« …ce que moi, Georges Perec, je suis venu ques­tion­ner ici, c'est l'errance, la dis­per­sion, la dia­spora.
Ellis Island est pour moi le lieu même de l'exil,
c'est-à-dire
le lieu de l'absence de lieu, le non-lieu, le nulle part.
C'est en ce sens que ces images me concernent, me fas­cinent, m'impliquent,
comme si la recherche de mon iden­tité
pas­sait par l'appropriation de ce lieu-dépotoir
où des fonc­tion­naires haras­sés bap­ti­saient des
Amé­ri­cains à la pelle.
Ce qui pour moi se trouve ici
ce ne sont en rien des repères, des racines ou des traces,
mais le contraire : quelque chose d'informe, à la limite du dicible,
quelque chose que je peux nom­mer clô­ture, ou scis­sion, ou cou­pure,
et qui est pour moi très inti­me­ment et très confu­sé­ment lié au fait même d'être juif. »
pp. 57 – 58

Et l'erreur serait de pen­ser que Perec, par une super­po­si­tion pho­to­gra­phique de lieux aban­don­nés, de lieux han­tés par un trai­te­ment indus­triel de masses humaines, ait l'idée, la ten­ta­tion de construire un paral­lèle entre Ellis Island et les camps de concen­tra­tion. Ce n'est pas son pro­pos. La plu­part des gens pas­sés par cet endroit l'ont fait pour fuir une situa­tion — pré­caire, dan­ge­reuse, déses­pé­rée — et en trou­ver une autre, meilleure. C'est le lieu de cette méta­mor­phose, de cette « scis­sion » sociale, psy­cho­lo­gique, lin­guis­tique qui fas­cine Perec. C'est ce maillon man­quant de sa propre condi­tion, lui qui ne connaît ni ses aïeuls, ni sa langue d'origine, qui ne par­tage aucun sou­ve­nir, aucun rite de ses ancêtres. « Quelque part, écrit-il, je suis étran­ger par rap­port à quelque chose de moi-même ; quelque part, je suis “dif­fé­rent“, mais non pas dif­fé­rent des autres, dif­fé­rent des “miens“… »
Lien : http://www.labyrinthiques.fr..
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