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EAN : 9782867444821
80 pages
P.O.L. (06/09/1995)
4.08/5   124 notes
Résumé :
Ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici, c'est l'errance, la dispersion, la diaspora.

Ellis Island est pour moi le lieu même de l'exil, c'est-à-dire le lieu de l'absence de lieu, le non-lieu, le nulle part. C'est en ce sens que ces images me concernent, me fascinent, m'impliquent, comme si la recherche de mon identité passait par l'appropriation de ce lieu-dépotoir où des fonctionnaires harassés baptisaient des Américains à la pelle. <... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (23) Voir plus Ajouter une critique
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Je me sens "toute, toute petite" pour écrire quoi que ce soit sur ce texte incroyable, après avoir lu, très émotionnée et admirative la chronique de PetiteBijou !!!

Je vais tenter toutefois... car je ressens le besoin et l'élan d'offrir ma reconnaissance et ma gratitude à Gaëlle Josse. Grâce à son texte « le dernier gardien d'Ellis Island », qui m'a littéralement « tourneboulée »… j'ai éprouvé l'intense besoin d'aller plus loin , dans ce « non-lieu », et passage qui a transformé, amélioré , abîmé, transformé des millions de familles, qui ont abandonné leurs racines, pour TOUT reconstruire ailleurs, dans un autre pays.


A ma grande honte, Gaëlle Josse m'a mené au texte de Georges Perec (dont je ne connaissais pas même l'existence). je viens de l'achever; c'est un autre coup de poing. Lorsque nous nous plaignons de nos quotidiens, soucis, préoccupations diverses, de grâce !... songeons à toutes ces personnes, à nos « frères » de tous les pays , ayant tout perdu , tout laissé dans l'espoir d'une autre vie meilleure, pour eux et leurs enfants, sur une terre étrangère.

Le texte de Georges Perec, est d'autant plus percutant et dérangeant, qu'il écrit les dénuements extrêmes du déracinement, sans affect… de façon distante, et étrangement, pour ma part, cela prend une dimension universelle, d'autant plus cinglante et dérangeante…

Je me permets d'établir un bref rappel des circonstances de ce texte. En 1978, L'Institut National de l'Audiovisuel confia à Georges Perec et à Robert Bober, sur une idée de celui-ci, le soin de réaliser un film sur Ellis Island. Ceux-ci allèrent sur place, à New-York, une première fois procéder aux repérages, puis y retournèrent en 1979 effectuer le tournage de ce qui devait devenir « Récits d'Ellis Island, Histoires d'errance et d'espoir », film en deux parties : « L'ile des larmes » et « Mémoires », dont la première diffusion eut lieu sur TF les 25 et 26 novembre 1980.
La présente édition présente exclusivement le texte brut de Georges Perec, sans les interviews.

Georges Perec, parle d'Ellis Island, de tous les arrachements à sa terre ; mais aussi de ses propres racines, juives...
« Etre juif, pour lui (Robert Bober), c'est avoir reçu, pour le transmettre à son tour, tout un ensemble de coutumes, de manières de manger, de danser, de chanter, des mots, des goûts, des habitudes,
Et c'est surtout avoir le sentiment de partager ces geste et ces rites avec d'autres , au-delà des frontières et des nationalités, partager ces choses devenues racines, tout en sachant qu'elles sont en même temps fragiles et essentielles, menacées par le temps et par les hommes (…) (p.60)

Georges Perec, parle aussi des descendants de ces migrants, qui viennent à Ellis Island, chercher les éléments manquants de leur histoire , rassembler le « puzzle » des chemins courageux de leurs aïeux.

Ce texte est court mais d'une densité sans comparaison !

Il est un peu déplacé ou inutile de commenter, je préfère redonner la parole à l'auteur lui-même !

« Quelles sommes d'espoirs, d'attentes, de risques,
D'enthousiasmes, d'énergies étaient ici rassemblées
Ne pas dire seulement : seize millions d'émigrants
Sont passés en trente ans par Ellis Island

Mais tenter de se représenter
Ce que furent ces seize millions d'histoires individuelles,
Ces seize millions d'histoires identiques et différentes
De ces hommes, de ces femmes et de ces enfants chassés
De leur terre natale par la famine ou la misère,
L'oppression politique, raciale ou religieuse,
Et quittant tout, leur village, leur famille, leurs
Amis, mettant des mois et des années à rassembler
L'argent nécessaire au voyage (…)

Il ne s'agit pas de s'apitoyer mais de comprendre
quatre émigrants sur cinq n'ont passé sur Ellis
Island que quelques heures
Ce n'était, tout compte fait, qu'une formalité anodine,
Le temps de transformer l'émigrant en immigrant,
Celui qui était parti en celui qui était arrivé

Mais chacun de ceux qui défilaient
Devant les docteurs et les officiers d'état civil,
Ce qui était en jeu était vital :

Ils avaient renoncé à leur passé et à leur histoire,
Ils avaient tout abandonné pour tenter de venir vivre
Ici une vie qu'on ne leur avait pas donné le droit de
vivre dans leur pays natal
Et ils étaient désormais en face de l'inexorable » (p.52-53)

On ne ressort pas indemne d'un texte comme celui-ci, comme celui, fictionnel de Gaëlle Josse . Un hommage au courage extrême, à la détermination de
ces millions de migrants. de quoi effacer à jamais de son vocabulaire, le
terme d' »étranger » !!!

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Ellis Island… un îlot minuscule où ont transité les rêves et les espoirs de millions d'émigrants en provenance d'Europe, de 1892 à 1954, porte d'entrée pour les uns, seuil de retour à l'envoyeur pour les autres. Un tampon sur un document, noir sur blanc, pareil au jugement dernier, manichéen. Je t'octroie une nouvelle vie, noir, je te renvoie à ta vie de misère, ta non-vie, blanc. La main du jugement est celle d'un employé anonyme, fonctionnaire obéissant, kafkaïen. Tu ne pourras qu'en vouloir à ton Dieu, ou à ton destin. A ma gauche, peut-être la fortune et la gloire. A ma droite, le retour au néant, le meurtre de l'espoir, noyé dans les eaux de l'Hudson.
Comme Georges Perec, cette porte d'entrée sur New York a hanté mes pensées, dès mon adolescence. Elle fait partie de l'histoire de ma famille, la branche italienne dont ma mère est issue. Ni celle-ci, ni mon père ou mon frère, n'ont jamais à ma connaissance manifesté de curiosité pour Ellis Island. Pour moi, l'intérêt pour cette histoire et ce lieu n'ont fait que croître dès l'âge de 15 ans, l'année de mon entrée dans un internat d'un lycée à Aix-en-Provence. J'imagine que me sentir en prison avait exacerbé le besoin de trouver mes propres îlots de liberté, réels ou imaginaires. « Ellis Island » de Georges Perec, ce sont des « récits d'errance et d'espoir ». Cette union d'«Errance et espoir » pourrait sous-titrer mes années d'adolescence, et je vois dans ce raccourci un peu facile une explication possible à cette promesse que je me fis d'aller un jour à New York, rencontrer ce qui restait de ma famille, et surtout éprouver physiquement ces lieux de ma mythologie personnelle.
Voici donc l'histoire : mon arrière-grand-mère et sa soeur ont quitté la région de Venise dans les années 1910 pour Marseille, mon arrière-grand-mère avec ses quatre fils nés pour le premier (mon grand-père) en 1911 et le dernier en 1914 (son mari, resté en Italie, n'éprouvera jamais le besoin de les suivre), et sa soeur avec son mari et ses deux enfants. Ils ne possédaient rien. le beau-frère de mon arrière-grand-mère, Giovanni, eut envie, quitte à ne rien posséder, de tenter sa chance à New York. Pour quelle raison ? Je l'ignore à ce jour. Il partit donc, dans les années 20, laissant en France ses enfants encore petits et sa femme. Très vite, installé à Brooklyn, il devint cuisinier, se trouva un petit appartement. Au fil des mois, il écrivait régulièrement à sa famille, racontant sa vie en détail, tout ce qu'il achetait, ses acquisitions à crédit. de rien, il eut un peu, et d'un peu, encore un peu plus. Il joignait des photos à ses lettres enthousiastes. Il était heureux. Son fils aîné, Léon, regardant inlassablement les photos dans son lit marseillais, se mit à rêver d'Amérique, et pendant des années tanna sa mère pour qu'à leur tour ils fassent le voyage. Celle-ci refusait, voulant demeurer auprès de sa soeur. Quand Léon eut 17 ans, en 1938, il était devenu le chef de famille. Il ordonna à sa mère et sa soeur de le suivre en terre promise. le père envoya l'argent, et tous trois prirent le bateau. Les femmes, y compris mon arrière-grand-mère, pleurèrent énormément. Arrivés à Ellis Island, Léon et sa soeur obtinrent leur visa d'entrée sur le territoire américain du Bureau Fédéral d'Immigration. On découvrit à leur mère un foyer infectieux pulmonaire : elle fut refoulée. Les enfants retrouvèrent leur père, et firent leur vie d'italo-américains dignes des films de Coppola. La mère rentra à Marseille, auprès de sa soeur. Elle ne revit jamais son mari et ses enfants. Son fils considéra toute sa vie l'exil américain comme une bénédiction. Sa fille vécut la sienne dans le ressentiment envers son père et son frère et la nostalgie de son enfance italienne et française. Il y aurait là matière à roman.

Dans « Ellis Island », Georges Perec liste, collecte, catalogue, recueille, comme il l'a fait dans toute son oeuvre. Démarche rationnelle, précise, sans affect apparent. Il questionne les témoins avant que ceux-ci ne disparaissent. Il interroge l'exil, le déplacement, le déménagement des âmes et des corps. Il décrit les espaces confinés, les files d'attente, détaille les bagages, les vêtements, les objets.
Ce point dans l'eau est le point de départ de l'infini des cercles concentriques d'une mémoire démultipliée. Ces histoires ne sont pas sienne, ni celle des siens, mais, au fond, Perec explore le rêve d'un ailleurs possible, d'une nouvelle existence, l'éventualité d'un pied de nez au destin d'une identité rendue fantomatique qui reprendrait corps dans les bras accueillants de la statue de la liberté. Les listes égrenées avec une minutie maniaque rappellent les listes des déportés : ceux qui sont de retours, ceux qui ont disparu, comme pour Ellis Island ceux qui auront la chance d'un présent vierge où planter les jeunes pousses de futures racines et ceux qui seront condamnés à leur condition d'errance. Bien sûr, on peut trouver dans « Ellis Island » tous les thèmes de la judéité, de l'exil intérieur à la promesse messianique, du questionnement identitaire comme de la condition de l'être « élu ». Mais, par sa volonté de ne céder à aucun sentimentalisme, son absence de commentaire personnel, Perec, comme dans « Je suis né » ou « W ou le souvenir d'enfance » rend davantage encore l'histoire universelle. le lecteur attentif ou déjà familier de l'auteur comprendra que celui-ci habille les silences de sa prose avec les oripeaux de sa mémoire amputée. Georges Perec ne parle pas de lui mais il est partout, dans chaque lettre, chaque espace, chaque signe de ponctuation. Il est ce qu'il tait. J'imagine Lady Liberty, ancrée dans l'Hudson, se penchant maternellement pour révéler par la flamme de sa torche les mots secrets de l'enfant Georges écrits à l'encre sympathique.
Je ne connaissais pas Perec lors de mon voyage à New York en 1986. C'est un avion qui me fit traverser l'océan atlantique. J'ai rencontré la soeur de Léon en Floride, où elle avait suivi son mari ancien GI, installée dans la plus vieille ville des Etats-Unis : quelle ironie pour celle qui a toujours détesté ce pays ! Puis je remontai à New York, et rencontrai le désormais vieux et fatigué Léon. Il n'était jamais revenu en France, et fut le premier de ma famille à reconnaître dans mes traits une parenté indiscutable. Il vit l'Italienne en moi, et cela le fit pleurer. Pendant plus d'un mois il me fit visiter sa ville, les lieux de sa mémoire. Malgré notre grande différence d'âge, j'ai trouvé en lui une intuition de ce que j'étais incroyablement perspicace et affectueuse. Nous discutions, passant de l'anglais au français, sans oublier l'italien. Abandonné des siens, il s'est reconnu en moi. Un matin, nous nous rendîmes sur Liberty Island, alors en travaux. Il me raconta Ellis Island, ses rêves d'enfant puis de jeune homme, son égoïsme monstrueux envers sa mère et sa soeur. Il me parla de sa légende américaine, sa propre gloire puis sa chute. le jour de mon départ, en larmes, il me fit promettre de ne jamais renoncer à mes rêves. « Quel qu'en soit le prix, ça vaut le coup (ou le coût ?) ». Je le revois me faisant un signe d'adieu alors que je m'engouffrais dans le taxi jaune qui allait me conduire à JFK. Je ne l'ai plus jamais revu, happée à mon tour par ma vie, mes rêves, mon égoïsme.
Aujourd'hui, pensant à lui, victime collatérale du 11 septembre 2001, j'imagine l'adolescent brun exalté débarquant à Ellis Island et tenant le nouveau monde dans sa main vigoureuse.
N'ayant pas de photo, c'est dans le livre de Georges Perec que je vois les traces du visage et de la silhouette trapue de Léon. Sa soeur et sa mère s'y trouvent aussi, ainsi que Giovanni, et donc un morceau de moi.
Ma bibliothèque entière est promise à un frère de coeur. Cet ami, comme moi, entretient avec New York une relation intime et un peu secrète. Je sais qu'il aurait pu être un émigrant échoué sur Ellis Island. Je sais qu'une partie de lui est là-bas. Je sais qu'il aime à trouver ses mots pour raconter cette ville qu'il aime.
Ce n'est pas un bateau, mais le train de la poste qui a amené mon exemplaire de « Ellis Island » de Georges Perec sur le lieu catalan où il possède actuellement ses ancrages. C'était une date importante, j'ai écrit quelques mots sur la première page, moi qui ne le fais que rarement.
Par ces mots, j'ai semé quelques traces, tendu le fil invisible de Léon à mon frère, de mon frère à Georges Perec. Quand je n'aurai plus de mémoire demeureront mes rêves comme autant de voyages à faire ou de mots à écrire. L'écriture sera enfin devenue une terre d'asile pour les récits d'errance et d'espoir.

Lien : http://parures-de-petitebijo..
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ELLIS ISLAND
L'île des larmes

Je n'ai pas les mots pour vous retranscrire ce roman tant cette petite histoire dans la grande m'a touchée profondément !
Un tout petit livre et pourtant un recueil immense de délicatesse et sensibilité, un style admirable tout en nuances, digne et simple.
Toutes ces vies déracinées, quittant leur pays, leurs familles, portant leurs rêves et espoirs vers cette Amérique, terre promise.
Cette Amérique mille fois rêvée, la terre de liberté où tous les hommes étaient égaux, le pays où chacun aurait sa chance, le monde neuf, le monde libre où une vie nouvelle allait pouvoir commencer.
Seize millions d'émigrants sont passés en trente ans par Ellis Island : le lieu de l'exil.
Il subissaient "l'inspection", devaient répondre à une série de vingt neuf questions ... Visite médicale, marqués à la craie d'une lettre : C la tuberculose, E les yeux, F le visage, X la débilité mentale .... , changer de nom.
A l'issue de ces humiliations, perte d'identité, l'inspecteur disposait de deux minutes pour décider si oui si non l'émigrant avait le droit d'entrer aux Etats Unis et devenir un immigrant.

Ce récit bouleverse car aujourd'hui, encore, le traitement faits aux migrants, ces frères humains, est indigne.
Demain, nous le serons peut-être ?...

"HOME" un poème sur l'immigration, écrit par une immigrante Warsan Shire jeune femme britannique d'origine somalienne

Personne ne quitte sa maison
A moins d'habiter dans la gueule d'un requin
 
Tu ne t'enfuis vers la frontière
Que lorsque toute la ville s'enfuit comme toi.
Tes voisins courent plus vite que toi
Le goût du sang dans la gorge
L'enfant avec qui tu as été à l'école
Celui qui t'a embrassé à perdre haleine
Derrière la vieille ferronnerie
Traine un fusil plus grand que lui
Tu ne quittes ta maison
Que quand ta maison ne te permet plus de rester.
 
Personne ne quitte sa maison
A moins que sa maison ne le chasse
Le feu sous les pieds
Le sang qui bouillonne dans le ventre
 
Tu n'y avais jamais pensé
Jusqu'à sentir les menaces brûlantes de la lame
Contre ton cou
Et même alors tu conservais l'hymne national
A portée de souffle
Ce n'est que quand tu as déchiré ton passeport
Dans les toilettes d'un aéroport
En t'étranglant à chaque bouchée de papier
Que tu as su que tu ne reviendrais plus.
 
Il faut que tu comprennes,
Que personne ne pousse ses enfants dans un bateau
A moins que la mer te semble plus sûre que la terre
 
Personne ne brûle ses paumes
Suspendu à un train
Accroché sous un wagon
Personne ne passe des jours et des nuits dans le ventre d'un camion
Avec rien à bouffer que du papier journal
A moins que chaque kilomètre parcouru
Compte plus qu'un simple voyage.
 
Personne ne rampe sous des barrières
Personne ne veut être battu
Ni recevoir de la pitié
 
Personne ne choisit les camps de réfugiés
Ni les fouilles à nu
Qui laissent ton corps brisé
Ni la prison
Mais la prison est plus sûre
Qu'une ville en feu
Et un seul garde
Dans la nuit
C'est mieux que tout un camion
De types qui ressemblent à ton père
 
Personne ne peut le supporter
Personne ne peut digérer ça
Aucune peau n'est assez tannée pour ça
 
Alors tous les :
A la porte les réfugiés noirs
Sales immigrants
Demandeurs d'asile
Qui sucent le sang de notre pays
Nègres mendiants
Qui sentent le bizarre
Et le sauvage
Ils ont foutu la merde dans leur propre pays
Et maintenant ils veulent
Foutre en l'air le notre
 
Tous ces mots-là
Ces regards haineux
Ils nous glissent dessus
 
Parce que leurs coups
Sont beaucoup plus doux
Que de se faire arracher un membre.
Ou les mots sont plus tendres
Que quatorze types entre tes jambes
Et les insultes sont plus faciles
A avaler
Que les gravats
Que les morceaux d'os
Que ton corps d'enfant
Mis en pièces.
 
Je veux rentrer à la maison
Mais ma maison est la gueule d'un requin
Ma maison est le canon d'un fusil
Et personne ne voudrait quitter sa maison
A moins d'en être chassé jusqu'au rivage
A moins que ta propre maison te dise
Cours plus vite
Laisse tes vêtements derrière toi
Rampe dans le désert
Patauge dans les océans
 
Noie-toi
Sauve-toi
Meurs de faim
Mendie
Oublie ta fierté
Ta survie importe plus que tout.
Personne ne quitte sa maison
A moins que ta maison ne chuchote grassement à ton oreille
Pars
Fuis moi
Je ne sais pas ce que je suis devenue
Mais je sais que n'importe où
Vaut mieux qu'ici.
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Ellis Island est un court texte de Georges Perec prévu à l'origine pour accom­pa­gner un film docu­men­taire, réa­lisé en 1980 par Robert Bober, sur une idée ori­gi­nale de l'INA et dif­fusé par TF1 les 25 et 26 novembre de la même année. Les édi­tions du Sor­bier et l'INA firent paraître ce texte (avec des pho­to­gra­phies prises pen­dant le tour­nage). En 1994, les édi­tions P.O.L. réédi­tèrent cet opus­cule en l'enrichissant de docu­ments annexes. L'édition que j'ai choi­sie est la der­nière édi­tion, conçue par Madame Ela Bie­nen­feld, qui se concentre uni­que­ment sur le texte de Perec pour en sou­li­gner la « confron­ta­tion avec le lieu même de la dis­per­sion, de la clô­ture, de l'errance et de l'espoir ».

J'aime l'idée que les auteurs soient sai­sis, han­tés par des lieux. C'est le cas de Mar­gue­rite Duras pour laquelle ma fas­ci­na­tion m'a lon­gue­ment occupé par le passé : unité et obses­sion du lieu, que ce soit dans un square, dans un ter­rain vague, un hôtel au bord de la mer… C'est aussi ce que j'aime chez Pierre Cen­dors : le lieu n'est pas seule­ment chargé de sym­boles ou d'histoires (ou d'Histoire avec une grande Hache comme le sou­li­gnait Perec dans W ou le sou­ve­nir d'enfance) cen­sés ajou­ter des couches séman­tiques, sen­so­rielles, émo­tion­nelles avec l'intrigue, non ! il fait corps avec le per­son­nage ou le nar­ra­teur et entre en réso­nance avec le lec­teur qui l'associe comme un per­son­nage à part entière dans la nar­ra­tion qu'il perçoit.

Perec déve­loppe déjà cette vision du lieu dans La vie, mode d'emploi, dans lequel le lieu, le 11 rue Simon-Crubellier, est la matrice même de l'histoire. C'est à par­tir du lieu que se construit, tel un puzzle, la nar­ra­tion, selon une logique ouli­pienne défi­nie à l'avance. Dans W ou le sou­ve­nir d'enfance, l'île W est le lieu où converge le récit. Tous ces lieux sont inexis­tants, ce sont des non-lieux, des lieux ima­gi­naires, utopiques/dystopiques dans les­quels Perec puise ou dis­sé­mine une par­tie de sa mémoire, de son his­toire ou perd son lecteur.

Avec Ellis Island Perec entre­prend le che­min inverse : par­tir d'un lieu réel, d'un lieu docu­menté pour aller, fina­le­ment et peut-être sans véri­ta­ble­ment le vou­loir, vers le lieu ima­gi­naire, inté­rieur, biographique.

Ellis Island, sur­nom­mée L'île des larmes, devint à par­tir de 1892 le point de pas­sage obligé pour ren­trer en Amé­rique. Perec décrit l'histoire de ce lieu qui met pro­gres­si­ve­ment en place une ges­tion ratio­na­li­sée des flux migra­toires de masse.

« Seize mil­lions d'immigrés pas­se­ront à Ellis Island, à rai­son de cinq à dix mille par jour. La plu­part n'y séjour­ne­ront que quelques heures ; deux à trois pour cent seule­ment seront refou­lés. En somme, Ellis Island ne sera rien d'autre qu'une usine à fabri­quer des Amé­ri­cains. » p. 15

A par­tir de 1924, les condi­tions d'immigrations deviennent plus res­tric­tives (2%) et Ellis Island devient « un centre de déten­tion pour les émi­grés en situa­tion irré­gu­lières » puis un musée à par­tir des années 70. Fidèle à sa manière quasi obses­sion­nelle de pro­cé­der, Georges Perec dresse des inven­taires dans les­quelles se côtoient des listes inter­mi­nables de chiffres (les migrants clas­sés par pays d'origine, etc.) et de noms (ceux des bateaux qui ache­mi­naient les immi­grés, les ports d'où ils provenaient…).

«Cela ne veut rien dire, de vou­loir
faire par­ler les images, de les
for­cer à dire ce qu'elles ne
sau­raient dire.
Au début, on ne peut qu'essayer
de nom­mer les choses, une
à une, pla­te­ment,
les énu­mé­rer, les dénom­brer,
de la manière la plus
banale pos­sible,
de la manière la plus pré­cise
pos­sible,
en essayant de ne rien oublier. »
p. 43

Ce qui frappe Perec en décou­vrant le site, c'est le carac­tère réso­lu­ment banal de ces lieux char­gés d'histoires ; « rien ne res­semble plus à un lieu aban­donné | qu'un autre lieu aban­donné. ». Puis le dis­cours se trans­forme peu à peu : de la simple des­crip­tion des lieux Perec en arrive à une ques­tion beau­coup plus sub­jec­tive, à savoir pour­quoi, lui, Perec, est venu dans cette île et pour y cher­cher quoi ? Pour­quoi Robert Bober en a-t-il fait de même et quelles sont ses rai­sons ? Et quelles traces, ou quelle absence de traces viennent quo­ti­dien­ne­ment cher­cher tous ces tou­ristes de la mémoire, en rangs ser­rés, à Ellis Island ?

Cette inter­ro­ga­tion sou­daine marque une rup­ture dans le docu­men­taire : l'observateur devient l'observé dans le contexte du docu­men­taire. Ce n'est plus tant un film sur Ellis Island qu'un film qui s'interroge sur la rai­son même de sa pro­duc­tion. Cette irrup­tion de l'observateur dans sa propre pro­duc­tion a de quoi désta­bi­li­ser le zap­peur du XXIe siècle dont je suis, trop accou­tumé qu'il est aux besoins impé­rieux d'une objec­ti­va­tion jour­na­lis­tique deve­nue la norme télé­vi­suelle actuelle. Cette norme qui veut que le repor­ter s'efface der­rière la caméra pour y sub­sti­tuer le spec­ta­teur, pour super­po­ser et fusion­ner les deux regards, pour son immer­sion, pour sa concen­tra­tion sur l'objet exploré, et in fine pour obte­nir sa totale adhé­sion au dis­cours. Ce qui m'interpelle dans ce docu­men­taire, c'est l'infinie poé­sie de la mons­tra­tion qui cache et dévoile, dans le même élan, son apo­rie ori­gi­nelle, les limites de sa sur­face phy­sique aux­quelles ne peut s'ajouter les dimen­sions his­to­riques, émo­tion­nelles, subjectives…

— Tu n'as rien vu à Ellis Island semble répé­ter Georges Perec.

« …ce que moi, Georges Perec, je suis venu ques­tion­ner ici, c'est l'errance, la dis­per­sion, la dia­spora.
Ellis Island est pour moi le lieu même de l'exil,
c'est-à-dire
le lieu de l'absence de lieu, le non-lieu, le nulle part.
C'est en ce sens que ces images me concernent, me fas­cinent, m'impliquent,
comme si la recherche de mon iden­tité
pas­sait par l'appropriation de ce lieu-dépotoir
où des fonc­tion­naires haras­sés bap­ti­saient des
Amé­ri­cains à la pelle.
Ce qui pour moi se trouve ici
ce ne sont en rien des repères, des racines ou des traces,
mais le contraire : quelque chose d'informe, à la limite du dicible,
quelque chose que je peux nom­mer clô­ture, ou scis­sion, ou cou­pure,
et qui est pour moi très inti­me­ment et très confu­sé­ment lié au fait même d'être juif. »
pp. 57 – 58

Et l'erreur serait de pen­ser que Perec, par une super­po­si­tion pho­to­gra­phique de lieux aban­don­nés, de lieux han­tés par un trai­te­ment indus­triel de masses humaines, ait l'idée, la ten­ta­tion de construire un paral­lèle entre Ellis Island et les camps de concen­tra­tion. Ce n'est pas son pro­pos. La plu­part des gens pas­sés par cet endroit l'ont fait pour fuir une situa­tion — pré­caire, dan­ge­reuse, déses­pé­rée — et en trou­ver une autre, meilleure. C'est le lieu de cette méta­mor­phose, de cette « scis­sion » sociale, psy­cho­lo­gique, lin­guis­tique qui fas­cine Perec. C'est ce maillon man­quant de sa propre condi­tion, lui qui ne connaît ni ses aïeuls, ni sa langue d'origine, qui ne par­tage aucun sou­ve­nir, aucun rite de ses ancêtres. « Quelque part, écrit-il, je suis étran­ger par rap­port à quelque chose de moi-même ; quelque part, je suis “dif­fé­rent“, mais non pas dif­fé­rent des autres, dif­fé­rent des “miens“… »
Lien : http://www.labyrinthiques.fr..
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Ce court texte a l'avantage de faire connaître Ellis Island à ceux qui ne le connaitraient pas. La forme incantatoire est efficace en cela qu'elle ne peut que pénétrer le coeur et l'esprit du lecteur.
Abandon/indifférence/désespérance/accueil/solidarité : le curseur se déplace sur un objectif d'aide aux réfugiés juifs et les limites de sa réalisation. L'espoir, les privations physiques, les suicides, le désespoir, la joie de faire partie des admis de cet effroyable examen, puis les épreuves encore, à perte de vue. On saisit tout cela.
Mais il y a beaucoup de statistiques. Aucun approfondissement : ce n'était pas le propos de l'auteur, et cela m'a manqué.
Car je suis restée sur ma faim : compatir ne coûte rien aux repus et aux consciences généreuses parce que non éprouvées. J'aurais aimé trouver davantage de témoignages d'exilés, d'analyse historique. J'aurais aimé mieux cerner l'immense espoir, l'épouvantable périple de ces êtres privés de tout, dépouillés même de leur identité. J'aurais aimé rencontrer leur propre regard.
Ellis Island montre bien l'engrenage du destin, mais le malheur y est l'effet du nombre. Je ne peux m'empêcher de penser qu'il est aussi individuel.
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critiques presse (1)
LaCroix
09 avril 2019
Dans ce texte intime qui servit de voix off à son film sur Ellis Island, Georges Perec interrogeait « le lieu même de l’exil ».
Lire la critique sur le site : LaCroix
Citations et extraits (23) Voir plus Ajouter une citation
A partir de la première moitié du XIXe siècle, un formidable espoir secoue l'Europe: pour tous les peuples écrasés, opprimés, oppressés, asservis, massacrés, pour toutes les classes exploitées, affamées, ravagées par les épidémies, décimées par des années de disette et de famine, une terre promise se mit à exister: l'Amérique, une terre vierge ouverte à tous, une terre libre et généreuse où les damnés du vieux continent pourront devenir les pionniers d'un nouveau monde, les bâtisseurs d'une société sans injustice et sans préjugés. (p.13-14)
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ce n'est pas pour apprendre quelque chose qu'ils sont
venus,
mais pour retrouver quelque chose,
partager quelque chose qui leur appartient en propre,

une trace ineffaçable de leur histoire

Quleque chose qui fait partie de leur mémoire commune
et qui a façonné au plus profond la conscience qu'ils
ont d'être américains

le reste, on peut seulement essayer de l'imaginer,
le déduire de ce qui reste, de ce qui a été conservé,
de ce qui a été préservé de la destruction et de
l'oubli

et l'on peut se demander enfin ce qui signifiait ce lieu
pour tous ceux qui y sont passés. (p.51)
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« Quelles sommes d'espoirs, d'attentes, de risques,
D'enthousiasmes, d'énergies étaient ici rassemblées
Ne pas dire seulement : seize millions d'émigrants
Sont passés en trente ans par Ellis Island
Mais tenter de se représenter
Ce que furent ces seize millions d'histoires individuelles,
Ces seize millions d'histoires identiques et différentes
De ces hommes, de ces femmes et de ces enfants chassés
De leur terre natale par la famine ou la misère,
L'oppression politique, raciale ou religieuse,
Et quittant tout, leur village, leur famille, leurs
Amis, mettant des mois et des années à rassembler
L'argent nécessaire au voyage (…)
Il ne s'agit pas de s'apitoyer mais de comprendre
quatre émigrants sur cinq n'ont passé sur Ellis
Island que quelques heures
Ce n'était, tout compte fait, qu'une formalité anodine,
Le temps de transformer l'émigrant en immigrant,
Celui qui était parti en celui qui était arrivé
Mais chacun de ceux qui défilaient
Devant les docteurs et les officiers d'état civil,
Ce qui était en jeu était vital :
Ils avaient renoncé à leur passé et à leur histoire,
Ils avaient tout abandonné pour tenter de venir vivre
Ici une vie qu'on ne leur avait pas donné le droit de
vivre dans leur pays natal
Et ils étaient désormais en face de l'inexorable » (p.52-53)
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ne pas dire seulement : seize millions d'émigrants sont passés en trente ans par Ellis Island
mais tenter de se représenter
ce que furent des seize millions d'histoires individuelles, ces seize millions d'histoires identiques et différentes de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants chassés de leur terre natale par la famine ou la misère, l'oppression politique, raciale ou religieuse, et quittant tout, leur village, leur famille, leurs amis, mettant des mois et des années à rassembler l'argent nécessaire au voyage...
...il ne s'agit pas de s'apitoyer mais de comprendre (pages 52-53)
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On conseilla à un vieux Juif russe de se choisir un nom bien américain que les autorités d’état civil n’auraient pas de mal à transcrire. Il demanda conseil à un employé de la salle des bagages qui lui proposera Rockefeller.
Le vieux Juif répéta plusieurs fois de suite Rockefeller, Rockefeller pour être sûr de ne pas l’oublier. Mais lorsque, plusieurs heures plus tard, l’officier d’état civil lui demanda son nom, il l’avait oublié et répondit, en yiddish : Schon vergessen (j’ai déjà oublié), et c’est ainsi qu’il fut inscrit sous le nom bien américain de John Ferguson.
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