De son enfance, je ne connais que cela. L'histoire édifiante, maintes fois racontée, d'une intégration réussie, d'une ascension sociale rapide, par la grâce de l'école républicaine. Le couple venu de Russie, végétant dans la pauvreté aux Batignolles. Les changements de logement au rythme des paies. La soupente minuscule, le rez-de-chaussée insalubre, et enfin le trois-pièces donnant sur la cour, puis sur la rue. Le père ouvrier carrossier, revenant tard le soir ou tôt le matin, usé, miné autant par le travail que par les longs intervalles de chômage. La mère encore sous le choc de son déclassement brutal, déçue, désemparée, fuyant dans le passé ou l'avenir un présent qu'elle juge triste et vulgaire. Le fils unique devenu son avatar dans un monde dont elle ne connaît ni les codes ni la langue. Un garçon sage qu'elle écoute avec fierté ânonner "Nos ancêtres les Gaulois" avec son accent des faubourgs, en qui elle va placer ses ambitions démesurées, sa soif inassouvie de revanche. Un bon petit Français en culotte courte remarqué par ses maîtres, toujours premier et déjà seul, délaissant billes et osselets pour se dépêcher de rentrer chez lui faire ses devoirs. Les bourses successives délivrées par la Ville de Paris. Et, en fin d'année, les tableaux d'honneur, les prix, les beaux livres, les médailles remis devant les parents admiratifs qui, dans le brouhaha, ne comprennent rien, sauf son nom, le leur, prononcé avec solennité, sous le préau.
Mais était-ce le leur? Quand je pose cette question toute simple autour de moi, j'obtiens des réponses embarrassées et contradictoires. Je suis incapable de décliner leur identité au complet. Ce sont presque des anonymes dont la vie se résume à une poignée d'anecdotes.
Elle (sa grand-mère) n'était invalide qu'aux yeux des bien portants.
Je n'a jamais été aussi libre et heureux que dans cette maison. J'aimerais pouvoir la décrire avec la précisions d'un entomologiste détaillant la vie d'une fourmilière, galerie après galerie, ce faisant, je passerais à côté de tout ce qui ne se voit pas à la loupe : l'incroyable appétit de vivre, les moments d'ivresse, d'euphorie même. Lui, dansant dans sa robe de chambre, elle, assise sur le rebord du lit, criant avec voracité :"Un, deux, trois, ouah-ouah", en abattant sa dernière carte de jeu. Les plaisirs minuscules.
Cette famille n'est qu'une longue suite de pseudonymes, de sobriquets , d'alias achetés ou imaginaires . Des noms plus tout à fait propres à force d'en cacher d'autres qui posent tous la même question : ´ Qui sommes - nous ? ´
Pas de place pour elle dans cette famille qui, le 1er janvier, ne mettait pas un pied dehors pour éviter d'avoir à verser des étrennes au concierge.
Une fois par mois, elle ( *la grand-mère de l'auteur) accueillait les réunions de cellule dans son salon Louis dix-et- quelques.Les destinataires de
" L' Humanité dimanche " étaient tous là. La soirée relevait davantage de la cérémonie mondaine que d'un soviet préparant la prise du palais d'hiver.( ...)
Que faisait-elle parmi eux? En tout, elle présentait un double visage.A la fois propriétaire terrienne et communiste encartée, exclue et élue, adoptée et dotée, Mère-Grand et Grand- Méchant Loup, handicapée et globe-trotteuse, impotente et omnipotente.
( p.146)
Depuis le 15 mai 1942, les Juifs ont, entre autres, interdiction de posséder des animaux domestiques.
Elle redoute moins les collaborationnistes qui vocifèrent à Paris que tous ces gens très bien aux commandes à Vichy. Des bourgeois, pour la plupart, conservateurs, catholiques, maurrassiens, débordant de rancœur et prêts à acquiescer au pire.
il fait comme les autres, il suit les ordres. Par habitude, par loyauté. Il continue de s'en remettre à l'État. La loi est la loi. Bon élève jusqu'au bout.
Source de chaleur, instrument de partage, il (le Samovar) symbolise l'âtre et, par extension le foyer, le groupe, l'ancêtre, mais aussi le déracinement, le pays oublié, les êtres chers qui ont été abandonnés. Un dépouillement.