Montagnes d'une vie

Je bivouaque accroupi sur une espèce de marche, suspendu au beau milieu d'un désert vertical. Sous moi, même si je ne peux la toucher des yeux, la vie bat. Une vie facile et alléchante en imagination, pour qui comme moi est accroché entre ciel et terre. Mais n'est-ce pas aussi une vie banale et décevante si, pour la fuir, j'ai dû venir ici en haut ?

Je n'aurais jamais entrepris l'escalade du Pilier Rouge, si je m'étais douté de l'accueil qu'il me réservait ! Et pourtant, je ne l'aurais jamais fait, ce Pilier, s'il n'avait été tel qu'il est : beau, romantique, fascinant par son mystère. Cela pourrait paraître étrange, mais c'est justement entre ces deux limites que se trouve enfermé l'alpinisme.

Dans ce décor sinistre, je me sens oppressé, quand tombe le soir, par les mille et une craintes qui surgissent et s'agitent dans l'esprit à la veille d'une grande épreuve. Pour être franc, je me sens un peu prisonnier maintenant de mes propres décisions. J'envie Ceresa, qui demain quittera ces lieux. J'envie aussi tous ceux qui ne ressentent pas comme moi le besoin, l'absolue nécessité de se mesurer à de telles épreuves.

Celui qui a senti s'éveiller en lui le goût de la découverte éprouvera forcément le besoin d'aller plus loin. Mais le Mont Blanc, j'y suis toujours revenu même après tant d'années, et je l'ai fait comme on peut revenir vers un père pour dialoguer avec toute l'affection et les souvenirs qu'un fils cherche auprès de ses parents.

Dans la traversée je vois, suspendu à l'un des rares pitons en place, quelque chose de blanc. C'est une plaquette d'émail blanc, qui se balance au vent. Qui sait dans quel train elle a été subtilisée, et qui l'a, non sans humour, placée ici ? Je lis à haute voix, amusé : "È PERICOLOSO SPORGERSI!".

Je cherche encore une fois à alléger mon sac pour aller plus vite ; je jette d'autres vivres, les deux étriers et quelques pitons ; je suis sur le point de jeter aussi mon casque, mon glorieux casque qui m'accompagne depuis quatre ans dans les entreprises les plus difficiles. Mais, après quelques instants d'hésitation, je retire la main, et je caresse les marques qu'il porte comme si c'étaient des blessures : à chacune d'elles correspond une pierre tombée du Mont Blanc, dans les Andes, ou sur de nombreuses autres montagnes. Je le remets dans mon sac, près de l'ourson, et je continue ma progression.

À l'exclusion du dimanche, que je passais régulièrement en montagne par n'importe quel temps, tous les autres jours étaient pour moi également dépourvus de sens […]. Comment vivre une vie si banale et si triste? Et dire que la plupart des gens y sont aujourd'hui contraints. […]
Pour ma part, en tout cas, j'avais déjà pris la décision de disposer autrement de ma vie. En attendant, un peu par passion, un peu par révolte, je pensai de plus en plus aux faces nords de Lavaredo.
(p. 48)

Cohérence ne signifie pas aveuglement, entêtement, étroitesse, mais conscience de ses propres choix et acceptation des responsabilités qui en découlent. Cela signifie clarté des intentions et fermeté du caractère. Autant de vertus trahies aujourd'hui par la duplicité de ceux qui sont prêts à adapter l'histoire à leurs propres faiblesses, prêts à un caméléonisme de convenance pour équilibrer tous les comptes. De plus en plus souvent, l'alpinisme et les alpinistes glissent sur la pente de la compromission, compromission parfois camouflée en idéal.

C'est quand on rêve que l'on conçoit des choses extraordinaires, c'est quand on croit que l'on crée vraiment, et c'est alors seulement que votre âme franchit les barrières du possible. J'en ai toujours été profondément convaincu.

Je sais que je me trouve aux limites du possible ; j'ai conscience d'être à ce point hors du monde que si je pense à quelque chose de vivant, à la normalité, je suis submergé par l'émotion. La paroi est ici plus que partout ailleurs recouverte d'une croûte de glace ; la perspective en est même déformée ; il me semble être en train de grimper au centre d'une énorme coquille. Si je lève les yeux, je n'aperçois pas le sommet ; si je les baisse, je ne vois pas Zermatt. (p. 314, chap. : "La face nord du Cervin en hiver et en solitaire")