Je sentais que j'aimais la montagne pour ses paysages solennels, pour les luttes engagées avec les sommets, pour les émotions et les souvenirs qu'elles procurent ; mais peut-être l'aimais-je plus encore pour ce sentiment de liberté et de joie de vivre que je ne parvenais à éprouver que là-haut.
Un ami, c'est pour moi une authentique oasis dans le désert des rapports humains.
Je sens que je vais vaincre le pilier du Dru, que plus rien ne m'en empêchera. Et je sens que j'ai passé de bien plus lointaines et invisibles frontières. Je sais que j'ai franchi la barrière qui me séparait de mon âme, je sens que le nœud que j'avais à l'intérieur de moi-même s'est enfin délié. Dans l'émotion de cet instant, je me surprend à pleurer et puis à chanter.
C'est quand on rêve que l'on conçoit des choses extraordinaires, c'est quand on croit que l'on crée vraiment, et c'est alors seulement que votre âme franchit les barrières du possible.
La vie, en définitive, n'a de sens que si on la vit en se donnant à fond, en cherchant à réaliser tout ce qu'on a en soi.
Rien de ce que j'ai fait n'est important dans l'absolu, c'est une évidence, mais cela m'appartient totalement et m'identifie. Je "suis" la façon même dont je vis, et je crois que cela englobe ma pensée, mes actions, mes paroles. Pour moi ce sont ces trois éléments, dont aucun ne peut être négligé ni séparé des autres, qui déterminent la physionomie réelle d'un individu et le degré d'expressivité de son discours.
Après avoir effectué quelques tours pour étudier les courants d'air, voilà que la minuscule libellule d'acier s'approche de la paroi jusqu'à donner l'impression de l'effleurer. Nous reconnaissons notre ami dans la cabine. Il nous salue. Cette rencontre nous fait comprendre combien nous sommes désormais séparés du reste du monde. Maintenant j'éprouve un malaise dû à la solitude, qui devient presque du soulagement quand je vois l'hélicoptère s'éloigner.
Page 291 (hiver 1963, dans la face nord des Grandes Jorasses)
La faible clarté des étoiles suffit maintenant à guider mes pas sur cette large pente douce de neige sèche et poudreuse dont le profil se perd dans le ciel. D'ici, c'est à peine si je reconnais devant moi la coupole du mont Blanc : pâle, quasi fantomatique.
A l'est, la nuit commence à s'éclaircir. Le vent de l'aube se lève d'un coup, frénétique, soulevant de-ci de-là des tourbillons de poussière blanche. L'atmosphère se fait peu à peu plus subtile, transparente, enharmonie avec un ciel dont le bleu vire progressivement au bleu de la turquoise. L'air est d'une pureté absolue, sidérale, comme venu d'une autre planète ; j'ai l'impression, à le respirer, que j'emplis mes poumons de ciel. Même la neige sur laquelle je marche paraît maintenant se transformer en lumière et s'intégrer, à chaque instant d'avantage, à la voûte céleste. J'ai du mal à me convaincre que tout cet ensemble repose sur une matière solide, enracinée dans la Terre.
La croupe s'aiguise maintenant en une longue arête de glace et, lorsque celle-ci se couche, je suis au sommet du mont Blanc.
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Aussi longtemps que l'homme conservera sa précieuse faculté de rêver, il fera reculer devant lui toutes les limites et tous les conditionnements.
Les grandes montagnes ont la valeur de celui qui se mesure à elles, autrement elles restent de stériles tas de pierres.