Citations sur Heureux qui comme Alyce, tome 2 : A vu cent paysages (14)
Deux ans dans le coma, tous les sens endormis, les organes qui fonctionnent au minima et, là, d’un coup, la machine repart. Je reprends vie, mais mon corps aussi. Le trauma est présent physiquement. Comme des décharges électriques permanentes, un corps qui se retrouve, qui, du coup, réagit comme si on me tazait, des articulations grippées, des muscles secs, presque collés à la peau. Je ne suis qu’une loque. Je ne suis que souffrance.
Hier, Alyce s’est vue dans une glace, un reflet embué sur une vitre fêlée, une forme qu’elle doit mettre un temps à reconnaître. Elle a vu ce qu’elle est maintenant, presque méconnaissable, seulement la forme de ses yeux, celle de son front, un peu son sourire, quand elle peut ouvrir la bouche correctement. Elle est chauve maintenant, elle a perdu ses cheveux. Au début, ils l’avaient rasé, mais rien n’a repoussé. La plaque lui couvre l’arrière du crâne, brute de fonderie, en ferraille, la peau prise dedans.
Avec la fonte des neiges, la mer a avalé un moment les sols. Elle est venue des fonds comme pour déborder de la terre. Les bidonvilles se sont développés là au début pour y cultiver la terre, croyant en la fertilité des marécages, avant de se rendre compte que les légumes les condamnaient à petit feu, malformations, terribles maux de ventre. Tout ce que cette terre a su faire pousser est comme un poison pour les hommes.
Gus venait de sortir Alyce du coffre. Pliée depuis une dizaine d’heures, enchaînée dès leur évasion du camp de travail de Drancy, la Daronne retrouve la lumière. Elle plisse les yeux.
Gus ne l’a pas bâillonnée, elle a promis de ne pas crier ce coup-là, de ne pas taper la carlingue.
Elle n’a fait aucune remarque.
Elle s’était rapidement, simplement, dépliée du coffre, les bras en l’air. Gus, lui, toujours méfiant a braqué son calibre en direction de la Daronne. Il se doute bien qu’à la longue, elle risque de trouver une faille et, là, elle peut à tout moment le secouer.
Alyce est rusée, il le sait.
La lune pleine, un bourdonnement a grondé au loin.
Le scintillement d’un petit phare, celui d’une brêle nerveuse, du moteur saccadé qui hurle à chaque virage. Les premiers, des éclaireurs Corbeaux, ont reconnu le bruit du deux tons, de la bécane de crosse, surélevée, ultralégère. Elle sillonne dans la vallée, remonte par les flancs du nord, pour éviter de passer par la mégapole.
Le messager !
Les Cyclopes sont plutôt du genre à traîner dans les villes, errer, accumuler du fatras, bricoler des formes de géants en résidus et les implorer comme des dieux.
Des débiles !
Des doux débiles, mais qui nettoient ce que l’humanité, ou ce qu’il en reste détruit, dégrade.
Il a les mains dressées vers le ciel. Il dit être avec les autres. Il cherche à la fixer, il essaye de capter son attention. Rapidement, la fille comprend qu’elle a affaire à un être étrange, comme ces pythies de caravane, ceux des foires. Elle a même l’impression de voir en Siam, comme un « frère de sang ».
Dans la zone, non loin de là, des cadavres, plusieurs. Les mouches abondent dans la mare, les dépouilles pourrissent dans la flotte depuis plusieurs jours. Les rats grouillent dans les corps. L’odeur de putréfaction, de chairs en état de décomposition avancée. Des tripes et entrailles ouvertes et offertes au ciel, des corps gonflés par l’eau brune du fleuve. Un son sourd vient perturber les clapotis de l’eau. On devine des carcasses qui flottent, prises dans les branchages, tapent contre les rochers.
Des hommes du gang des Ours pour la plupart. Des artilleurs, des soudards…
Il voit que le chasseur aveugle se met à trembler comme une feuille.
Siam, sans le savoir, vient de toucher le visage aux yeux ouverts de Gelma. Morte. La mâchoire éclatée, les jambes ouvertes, nue.
Siam, il ne décroche pas sa main, il la glisse le long de son épaule, trouve l’éclat qui a traversé son ventre. Il sent.
— Je vois… je vois, balbutie-t-il. Je la vois… Alyce.
Siam vient d’avoir sa première vision.
Il est livide. Jamais il n’avait ressenti un truc pareil, une sensation si forte ! Il a vu une image ! La première de toute sa vie.
C’est vous, les Darons noirs ?
— Presque… je suis leur représentant, je suis enquêteur.
Il tente d’expliquer, mais l’autre n’en a rien à foutre !