- Pourquoi n'irais-tu pas faire les courses à l'Hypermarché ? suggérez-vous, vaguement, à votre ex-grand-P-DG d'époux.
A votre totale stupéfaction, l'Homme prend un air ravi.
- Bonne idée... Très amusant... Je ne suis jamais entré dans un Hypermarché.
ça, vous savez.
"Voir un auteur après avoir lu son oeuvre,
c'est comme voir une oie
après avoir mangé du foie gras."
Citation de Je-Ne-Sais-Qui mais j'adore.
Votre Seigneur et Maître sourit, béat. Comme tous les hommes, il adore les louanges, même parfois un peu lourdes. Vous croyez fermement que ce n'est pas par sa beauté qu'une femme séduit un homme, et surtout le garde, mais grâce à une complimenthérapie de choc et de longue haleine.
Vous haïssez de plus en plus cette folie moderne des codes qui s'étend tous les jours. Vous avez vous-même, un jour, dans un élan de méfiance, codé vos codes. Et, distraite comme vous l'êtes, oublié votre codage. Vous avez vécu six mois comme sur une île déserte. Et décidé de n'utiliser à l'avenir qu'un seul chiffe : celui de la date de naissance de vos filles ! ... (oui, mais laquelle ? Ah ! ah !).
Vous éprouvez une immense tendresse pour Isaure qui vous a recueillie quand, à seize ans et demi, vous vous êtes enfuie de chez votre mère et Gorille Grognon (son mari n°2) et que vous vous êtes retrouvée un peu perdue dans la vie. Puis votre cousine épousa Renaud, marquis de G. Mit au monde cinq garçons - à votre grande fierté, vous êtes la marraine de l'un d'eux -, les éleva, et consacra ensuite son existence à entretenir, au prix de mille difficultés financières, le superbe château de famille de G.
Douze heures par jour, elle court de la grille d'entrée à repeindre (blason compris) aux douves à vider et nettoyer, discute avec l'architecte des Monuments historiques de la réfection d'une partie du toit, fait tailler minutieusement les buis des parterres par deux CES. Porte chez l'ébéniste un bureau ayant appartenu au prince de Condé, abîmé par une baby-sitter irlandaise peu soigneuse, plus un banc de la petite chapelle sur lequel un salopard inconnu a gravé ses initiales. Cherche fébrilement un mécène et des sous pour remettre en état la chambre dite "de l'Evêque", tapissée de papier d'époque. Remplace, quand il a trop besoin de faire pipi, l'étudiant qui sert de guide et escorte les groupes de touristes arrivant inlassablement par cars entiers pour visiter une partie du château, le parc et la chapelle.
Vous admirez profondément son coeur, son intelligence, sa gentillesse, sa vitalité, sa gaieté, mais aussi sa main de fer pour mener tout son monde.
Vous mentez une fois de plus. L'Homme sait que vous mentez. Vous savez que l'Homme sait que vous mentez. Mais vous croyez fermement que le mariage requiert l'art de petits mensonges affectueux. Du reste, vous avez lu quelque part que l'Eglise, autrefois, les appelait des "joyeusetés" et ne les comptait pas parmi les péchés.
Silence. Un grand ange passe.
- Et toi, qu'est-ce que tu fais ? interroge aussi votre époux, sans intérêt excessif.
A votre tour d'être gênée.
- Heu... un saut à la boutique de Justine.
Vous mentez. L'Homme sait que vous mentez. Vous savez qu'il sait que vous mentez. Vous êtes un vieux couple uni qui se connait bien.
Un P-DG qui se retrouve au bout de vingt ans sans secrétaire est paumé comme un Petit Poucet sans ses cailloux.
Quand l'Homme, l'air morne, l'oeil vitreux comme celui d'un merlan vieux de trois jours, vous assure qu'il ne pense à rien, il ment.
En fait, des idées noires tourbillonnent dans sa tête comme des nuages d'orage dans un ciel auvergnat. Circonstance aggravante, il est rentré du bureau avant vous et se tient assis, raide, le menton dans la main, tel Le Penseur de Rodin qui aurait mal aux dents.