Alger, ce 22 novembre 1957
... J'aimais mes élèves et parmi eux, un peu plus, ceux que la vie avait désavantagés. Lorsque tu m'es arrivé, j'étais encore sous le coup de la guerre, de la menace de mort que, durant cinq ans, elle avait fait peser sur nous. J'en étais revenu, mais d'autres moins chanceux, qui avaient succombé. J'ai vu en eux des camarades malheureux tombés en nous confiant ceux qu'ils laissaient. C'est en pensant à ton papa, mon cher Petit, que je me suis intéressé à toi, comme je me suis intéressé aux autres orphelins de guerre. Je t'ai aimé un peu pour lui, autant que j'ai pu, et n'ai pas eu d'autre mérite. J'ai rempli un devoir sacré à mes yeux...
19 novembre 1957.
Cher Monsieur Germain,
J'ai laissé s'éteindre un peu le bruit qui m'a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler un peu de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n'ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j'ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant que j'étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé…
La misère est une forteresse sans pont-levis.
En résumé, je considère mon mérite mince et ton mérite grand. De toute façon et malgré Mr Nobel tu resteras toujours mon Petit.
Gardez-moi toujours votre affection. Nous avons de plus en plus besoin de tous ceux qui nous aiment, dans ce monde en folie.
Veillez bien sur vous et pe parlez plus de nous abandonner. Le monde d'aujourd'hui est lourd à porter. Ce sont des hommes comme vous qui aident à le tolérer.
[...] et Jacques allait le voir chaque année depuis quinze ans, chaque année comme aujourd'hui où il embrassait avant de partir le vieil homme ému qui lui tenait la main sur le pas de la porte, et c'était lui qui avait jeté Jacques dans le monde, prenant tout seul la responsabilité de le déraciner pour qu'il aille vers de plus grandes découvertes encore.
Avant de terminer, je veux te dire le mal que j'éprouve en tant qu'instituteur laïc, devant les projets menaçants ourdis contre notre école. Je crois, durant toute ma carrière, avoir respecté ce qu'il y a de plus sacré dans l'enfant : le droit de chercher sa vérité. Je vous ai tous aimés et crois avoir fait tout mon possible pour ne pas manifester mes idées et peser ainsi sur votre jeune intelligence. Lorsqu'il était question de Dieu (c'est dans le programme), je disais que certains y croyaient, d'autres non. Et que dans la plénitude de ses droits, chacun faisait ce qu'il voulait. De même, pour le chapitre des religions, je me bornais à indiquer celles qui existaient, auxquelles appartenaient ceux à qui cela plaisait. Pour être vrai, j'ajoutais qu'il y avait des personnes ne pratiquant aucune religion. Je sais bien que cela ne plait pas à ceux qui voudraient faire des instituteurs des commis en religion et, pour être plus précis, en religion catholique. À l'École normale d'Alger (installée alors au parc de Galland), mon père, comme ses camarades, était obligé d'aller à messe et de communier chaque dimanche. Un jour, excédé par cette contrainte, il a mis l'ostie « consacrée » dans un livre de messe qu'il a fermé ! Le directeur de l'École a été informé de ce fait et n'a pas hésité à exclure mon père de l'école. Voilà ce que veulent les partisans de «'École libre » (libre... de penser comme eux). Avec la composition de la Chambre des députés actuelle, je crains que le mauvais coup n'aboutisse. Le Canard enchaîné a signalé que, dans un département, une centaine de classes de l'École laïque fonctionnent sous le crucifix accroché au mur. Je vois là un abominable attentat contre la conscience des enfants. Que sera-ce, peut-être, dans quelque temps ? Ces pensées m'attristent profondément.
La nature tient un grand livre où elle inscrit minutieusement tout les excès que vous commettez.
Dans les autres classes, on leur apprenait sans doute beaucoup de choses, mais un peu comme on gave les oies. On leur présentait une nourriture toute faite en les priant de vouloir bien l'avaler.