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Critique de Glaneurdelivres


« La guerre des salamandres » témoigne de l'esprit visionnaire de Karel Capek (1890-1938), qui a écrit ce roman dystopique en 1935, trois ans avant le premier viol de la Tchécoslovaquie et trente-trois ans avant le second !
Au même moment, en 1935, « La Guerre des Mondes », de Wells, était publiée depuis déjà longtemps, et Fritz Lang avait tourné « Métropolis ». Georges Orwell n'avait pas encore écrit « Animal Farm » (le détonateur de la guerre d'Espagne ne devant fonctionner qu'un an plus tard).
Karel Capek, lui, avait déjà écrit 48 livres.
« La guerre des salamandres » a été proposé au Prix Nobel de Littérature, sept fois jusqu'en 1938, mais n'a jamais été récompensé, certainement à cause de sa critique trop farouche du national-socialisme.

« La Guerre des Salamandres » est un texte à l'ambiance fantasmagorique, à la lisière de Jules Verne et de la science-fiction. Ce roman dénonce la quête du progrès sans limites dans laquelle l'homme est prêt à sacrifier sa vie et vendre son âme.

Ce roman dystopique raconte tout d'abord la découverte, dans l'Océan Pacifique, de créatures semblables aux salamandres par le capitaine van Toch, un marin de la trempe du capitaine Haddock ! van Toch établit un système d'échange, qui consiste à fournir aux salamandres des couteaux pour tuer les requins qui les déciment. En contrepartie, les salamandres récoltent des perles et les remettent au capitaine van Toch. Celui-ci invite par la suite une riche connaissance, G. H. Bondy, à investir dans le transport des salamandres entre différentes îles, pour récolter encore plus de perles.
Après la mort de van Toch, la compagnie de Bondy abandonne le marché des perles pour vendre les salamandres comme main d'oeuvre. C'est ce que détaille la 2e partie du roman, conçue comme un genre de revue de presse d'articles parus dans le monde entier à propos des salamandres et présentant ces animaux d'un point de vue scientifique, commercial et éthique.

Ces salamandres sont des êtres paisibles et travailleurs. Elles ont beaucoup de savoir-faire, pour bâtir des digues, pour créer de nouveaux continents et Atlantides… mais elles sont surexploitées et asservies par les hommes. Après avoir traité les Salamandres en animaux de cirque, les hommes leur inoculent leurs poisons les plus violents : le nationalisme, l'expansionnisme, le goût des explosifs, et plus grave encore, la croyance aveugle en certaines idéologies.

Mais les salamandres sont intelligentes. Sous les effets pernicieux de la pensée de Karl Marx et des droits qu'on a accordé aux ouvriers, après avoir réussi à se fédérer et à se syndiquer, elles finissent par se révolter, jusqu'à réclamer plus d'espace vital ; c'est ainsi qu'à la fin du livre, elles se mettent à faire sauter la périphérie des continents pour coloniser les nouvelles régions précontinentales ainsi créées. Emportées par leur élan, en grignotant peu à peu l'habitat terrestre, les salamandres découvriront à leur tour l'impérialisme et le nationalisme !
Les humains vont être encouragés à céder eux-mêmes leurs terres, à la demande de Chief Salamandre. Mais ils refusent, ce qui déclenche finalement « la guerre des salamandres », dont différents incidents et batailles sont relatés dans la 3e partie du livre.
Les humains en sortent toujours perdants, et le livre se termine sur un bouleversement complet de l'ordre mondial et sur une vision apocalyptique du monde.
Il y a un témoin de toute cette histoire, du début à la fin.
C'est M. Povondra, le majordome de G.H. Bondy. C'est Capek. Il se décrit lui-même, il analyse sa propre persévérance, sa manie de collectionneur. Avec son fils Frantik, il voit venir la fin d'un monde en pêchant le goujon. Il faut bien lire la pirouette finale !

Dans l'esprit de Karel Capek, les salamandres étaient les Tchèques. Mais elles pourraient aussi bien représenter tous les peuples qu'on veut utiliser comme pions dans la grande politique, et qui un jour finiront par se révolter. Avec ce roman, Karel Capek prévoyait déjà les jours sinistres où les robots à croix gammée marcheraient dans les rues de Prague. (C'est Capek qui a inventé, en 1920, le mot « robot » qui veut dire en tchèque « travailleur » -dans sa célèbre pièce « R.U.R. » = Rossum's Universal Robots, où il décrivait la révolte des robots.)
Karel Capek a été l'objet, la cible, de rafles intellectuelles.
A chaque fois, il s'est échappé avant que le cercle ne se referme. Lorsque les Allemands occupèrent Prague en 1939, le premier Tchèque qu'ils recherchèrent pour l'emmener en camp de concentration, c'était Karel Capek. Il était déjà mort, mais les Allemands arrêtèrent son frère et le tuèrent. Son exécution servirait de compensation car le nom des Capek était pour eux un symbole de la liberté.

Karel Capek a expliqué comment lui est venue l'idée de l'écriture de « La guerre des salamandres ».
Ses réflexions l'ont amené à prendre en compte à la fois la situation mondiale de l'époque, déplorable sur le plan économique et pire encore sur le plan politique, et aussi à penser que dans des conditions biologiques favorables, une civilisation, non moins élevée que la nôtre, aurait pu se développer par exemple dans les profondeurs marines.
Les salamandres sont donc un prétexte pour parler des affaires humaines.

Il y a dans ce livre une grande diversité de formes littéraires : la forme journalistique, des pamphlets, une scène du quotidien… et il y a même un dessin représentant la salamandre fossile Andrias scheuchzeri. Cette oeuvre fourmille de thèmes : réflexion sur le nationalisme, sur le nazisme, sur le totalitarisme, le racisme, l'appât du gain, le capitalisme, la mondialisation économique, sur le monde de la presse, sur le milieu scientifique, sur la langue… et aussi l'écologie, le thème le plus prémonitoire, qui est étonnant pour l'époque de Capek, mais qui aujourd'hui est un thème explosif : quand on exploite à mort la nature, cela fait un effet boomerang et cela nous retombe sur le nez !
Tout cela parle de la finitude de la Terre, et conscientise sur l'avenir de la planète.

Si le message de Capek, déjà alarmiste en 1936, est encore plus pressant en 2021, le ton de l'oeuvre est loin d'être grave. Son discours est plein d'ironie. Il choisit par exemple de rendre les rapports de faux congrès scientifiques et les déclarations politiques extrêmement amusantes et très probables du roman, par des interventions régulières de journalistes, qui invitent des personnalités politiques ou scientifiques pour parler de la problématique des salamandres avec des mots savants, presque clownesques !

Le message que Karel Capek, profondément humaniste, a voulu faire passer en écrivant ce roman est clair : les totalitarismes sont toujours aux aguets du populisme, et la solution c'est la question de l'intérêt général, du discernement et de la non-exploitation de l'homme par l'homme.
Si en 1936, K. Capek n'a pas de vision absolue des camps de concentration, il sait très bien qu'un pouvoir totalitaire est en train d'arriver, que cela est toujours basé sur la famine, la misère, l'exclusion, le rejet de l'autre, le pouvoir qui se nourrit du subalterne et l'affaiblissement de certains au profit de ceux qui détiennent le pouvoir.

Ce livre présente aussi des aspects scientifiques intéressants. Il s'avère que les salamandres ont des similitudes avec les humains, et dans un article de journal scientifique, elles furent appelées Homo-sauriens.
En effet, une molécule, la MicroARN, est commune aux salamandres et aux humains.
Grâce à elle, la régénération des membres est rendue possible. Elle aide à réguler la réparation de tissus articulaires. (Pas étonnant que l'oeuvre de Capek soit parsemée de références médicales, car son père était médecin…)

En dépit de l'ancrage géopolitique du roman dans l'époque à laquelle il a été écrit, celle précédant la 2e guerre mondiale, le message de Karel Capek est donc toujours d'actualité. La Guerre des Salamandres n'est pas un roman moralisateur. Jamais il n'est écrit ou suggéré : « voilà ce qui vous attend », mais on en sort en hurlant de rire, avec, toutefois, les yeux hors de la tête !
C'est un roman où le fantastique, la fantaisie et l'humour côtoient l'horreur et l'actualité politique.
Il est aussi drôle que perturbant.

Capek, c'est un peu Montaigne en Bohème. C'est un écrivain qui sent le soufre, parce qu'il a introduit le doute et la dérision dans la pensée philosophique. En quelque sorte, on peut dire que ce roman est un conte philosophique entre science-fiction et politique-fiction.
Cette histoire de prise de pouvoir totalitaire par des salamandres marines géantes a déjà presque un siècle, mais elle est loin d'être démodée, et sa notoriété a dépassé les frontières !
Ce livre est un vrai chef d'oeuvre dont je ne peux que recommander la lecture !
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