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Critique de Ingannmic


En repensant avec le recul à ma lecture de "Je suis vivant et vous êtes morts", un doute s'impose : ai-je bien compris ce dont il était question ?, une réponse affirmative à cette première interrogation en amenant une seconde, autrement plus perturbante (même si le terme est je l'admets un peu fort) : faut-il y croire ?
Bon, je m'explique.

Ce titre d'Emmanuel Carrère est une biographie du célèbre écrivain Philip K. Dick, auteur s'il en est prolifique, à l'origine de quelques titres devenus des incontournables de la SF, mais qui doit aussi en partie sa renommée à une personnalité atypique et ambiguë.

L'auteur a fait le choix d'une narration chronologique.

Il évoque ainsi, mais sans s'appesantir, une enfance de petit garçon grassouillet et maussade, de "ceux dont on fait des champions d'échecs ou de pianistes prodiges". Philip était un enfant calme, dont le plus grand plaisir était de se cacher pendant des heures dans le silence de vieux cartons. A cinq ans, ses parents divorcent, et Philip reste vivre avec sa mère Dorothy. le père, découragé par la froideur avec laquelle sont accueillies ses premières visites, finit par couper les ponts. Il devient un adolescent un peu trop gros, qui s'essouffle vite. Les sujets de conversation avec sa mère, hypocondriaque, tournent autour des livres, des maladies et des médicaments censés les soulager. La pharmacie maternelle abrite des piles de boîtes de tranquillisants.

Il aime par-dessus tout écouter de la musique, lire et taper à la machine, activité qu'il exerce très vite en virtuose. Il collectionne les articles de vulgarisation scientifique de magazines illustrés, se passionnant pour les mystères de la science. Il découvre Poe et Lovecraft et déjà, commence à écrire de manière quasi compulsive. A treize ans, déjà, il qualifie de "véridiques" les aventures intergalactiques qu'il déploie dans ses textes.

A quatorze ans, son caractère introverti, son apathie scolaire et ses crises d'anxiété décident sa mère à l'envoyer chez son premier psy. C'est le premier d'une longue série quasi ininterrompue jusqu'à sa mort. Philip se passionne aussitôt pour les névroses, les complexes, les phobies… et fait tourner son thérapeute en bourrique en s'emparant de méthodes et de concepts psychiatriques qu'il adapte selon son bon vouloir, faisant croire tantôt qu'il est normal, tantôt qu'il est anormal, et jouant de toutes les nuances possibles entre les deux. Si le garçon souffre effectivement de troubles -vertiges, agoraphobie, crises de panique…-, il révèle ainsi, en même temps, une intelligence diabolique, et un plaisir à jouer avec les apparences d'une réalité qu'il sait déjà fluctuante… Il n'est pourtant pas attiré par le savoir universitaire ou intellectuel, interrompant très vite des études entamées à Bekerley. Son milieu, c'est "celui de la petite entreprise, de la petite boutique dont on balaie devant la porte le matin". Il travaille quelque temps comme vendeur dans un magasin de disques, où il rencontre sa première épouse, dont il divorce au bout de quelques semaines, marquant le début d'une longue carrière de monogame compulsif.

Lorsqu'à vingt-quatre ans il vend une première nouvelle, il décide de s'établir comme écrivain à plein temps, conscient que ses phobies l'empêchent d'exercer la plupart des professions « normales ». Puisqu'il s'est vu refuser tous ses textes "littéraires", il se consacre à la science-fiction, alors en pleine expansion, bien que considérée comme un "sous-genre".

Je m'arrête là concernant la partie proprement biographique. Retenons que l'existence de Philip K. Dick a été indissociable de l'écriture qu'il a pratiqué à un rythme effréné, entre autres grâce aux amphétamines et autres substances chimiques dont il se dopait au prix de dépressions atroces, qu'elle a été ponctuée d'unions plus ou moins orageuses avec ses compagnes successives, lui-même, excessif en tout, capable d'être le plus transi des romantiques comme le pire des goujats. L'adolescent timide a fait place à un petit-bourgeois mal dans sa peau, que terrorisait la solitude. Aussi, lors de ses périodes de célibat, il invitait des amis à vivre chez lui -la plupart ne tenaient pas longtemps-, et a connu des époques -notamment celle de l'avènement du LSD et du mysticisme californien- de dissolution collective, marquées par les beuveries, la défonce, le sexe, parfois aussi par les lésions cérébrales, les internements en hôpital psychiatrique, les suicides… Il a peu à peu acquis une petite légende, aimant cabotiner parmi son cercle de fans. Lorsqu'en 1973, de nouveau marié et père d'un petit garçon -il a eu précédemment deux filles, de mères différentes- il finit par obtenir les premiers signes de reconnaissance littéraire, c'est, pour lui, la fin. Pendant ses huit dernières années, il écrit sans s'arrêter huit-mille pages (sans compter celles qu'il a détruites) de notes, de ruminations et d'hypothèses improbables, dont des extraits seront publiés à titre posthume.



Ce qui rend l'ouvrage d'Emmanuel Carrère particulièrement intéressant, c'est qu'il focalise son propos sur l'obsession qui a orienté une grande partie de l'oeuvre de Philip K. Dick, et qui aurait aussi hanté sa vie : celle de la subjectivité du réel, et de la possibilité qu'il soit manipulé.
K. Dick était de ceux qui, quand les autres passent outre à "c'est bizarre", cherchait une signification à ce qui n'en a pas, une réponse à ce qu'il est déjà hasardeux de considérer comme une question. Dans plusieurs de ses textes, on retrouve le même principe : un individu, à partir d'un détail infime, s'aperçoit que quelque chose ne va pas, impression peu à peu confirmée par des phénomènes d'une étrangeté croissante, aboutissant au constat que la réalité dans laquelle il pensait évoluer n'était qu'une fumisterie.

Philip K. Dick ne se contentait pas d'avoir l'intuition que le réel, puisque filtré par la subjectivité de chacun, est impossible à appréhender directement. Il partait du principe que le consensus général à son sujet résultait d'une tromperie, que la réalité était une illusion, un simulacre ourdi par une minorité pour abuser la majorité ou par une puissance extérieure pour abuser le monde… Et le climat de guerre froide dans lequel il a vécu a sans doute alimenté son propre délire. Lorsqu'il fait l'objet d'un contrôle fiscal ou est victime d'un cambriolage qui le traumatise profondément, il est persuadé d'être dans le viseur du FBI ou de la CIA.

Il se torturait l'esprit en supposant des mises en abyme vertigineuses de l'idée de sa propre réalité : était-il bien lui-même, ou avait-t-il été remplacé par un androïde ? Ces angoisses mêmes ne faisaient-elles pas partie du simulacre, pour le rendre crédible ? Ces divagations étaient-elles le fruit de sa paranoïa ? Ou tout cela n'était-il qu'un jeu dont il était finalement l'unique maître, se réduisant à imaginer la possibilité de passer de l'autre côté du miroir, là où Jane -sa soeur jumelle décédée à quelques semaines- était vivante et lui mort, là où les Allemands et les Japonais avaient gagné la Seconde Guerre mondiale*… ?

En d'autres termes, y croyait-il vraiment ?

Car on ne savait jamais s'il blaguait ou s'il était sérieux, s'il croyait ce qu'il disait ou testait sur ses interlocuteurs une théorie saugrenue. Une conversation avec Philip K. Dick n'obéissait pas aux mêmes règles qu'une conversation normale. Jamais rien n'était définitif, acquis. Cet homme qui « charmait les idées », leur faisait dire ce qu'il voulait, pouvait tour à tour défendre deux opinions contraires, désireux d'être à la fois crédible et seul détenteur d'une vérité mystérieuse qu'il aurait été le seul à percevoir. Tel un Don Quichotte prenant très mal le fait qu'on le contredise sur la nature des moulins à vent, mais pour lequel il aurait été encore plus terrible que tout le monde lui donne raison.

Je ne sais pas si c'était le but d'Emmanuel Carrère, mais c'est ce qui m'a fascinée dans son récit : jouer avec l'idée qu'une théorie développée par un auteur dans son oeuvre, aussi folle soit-elle, ait aussi été celle qui a hanté sa vie… et nous en faire douter, s'inspirant ainsi de la capacité de son sujet à s'approprier des arguments contradictoires, pour faire fusionner forme et propos.

Mais je crois que je m'embrouille un peu. Je m'en vais lire Philip K. Dick, même si je ne suis pas vraiment sûre que cela remettra mes idées en place.

Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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