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Critique de Woland


Woland
16 septembre 2015
ISBN : 978207038148

Prévu dès 1936, "Guignol's Band" sortit chez Denoël en 1944, alors que Céline envisageait de fuir la France. Passons sur l'accueil reçu par le texte et passons d'ailleurs sur une vingtaine d'années puisque c'est en 1964, que "Guignol's Band", connu comme "Guignol's Band II" et incluant à la fois le roman originel et sa, disons, sa deuxième partie, sous-titrée "Le Pont de Londres", allait paraître sous sa version définitive. Un peu plus de sept-cents pages chez Folio-Gallimard, avec un style qui, lui aussi, est devenu quasi définitif. C'est une débauche de points de suspension, d'éructations diverses, d'imprécations pleines de fureur et de tonnerre, avec une galerie de personnages dont beaucoup m'ont fait penser à la scène du bordel dans l'"Ulysse" de Joyce dont j'ignore d'ailleurs si Céline l'avait lu. (J'ignore aussi tout du contraire.)

Si résumer un roman de Céline est chose pratiquement infaisable, en tout cas de manière satisfaisante et surtout si l'on s'entête à conserver soi-même un ton classique, on doit reconnaître au "Voyage ..." et même à "Mort A Crédit" un certain nombre de fils directeurs, qui, vaille que vaille, nous permettent de préserver nos points de repère. Avec "Guignol's Band", tout cela disparaît : on passe, si l'on ose le dire au sujet de la prose célinienne, au niveau supérieur. Oh ! rassurez-vous, l'auteur sait très bien où il va mais, du début jusqu'à la fin, il joue avec vous et s'amuse à vous donner l'impression absolue du contraire et qu'il vous raconte une histoire sans queue ni tête.

"Guignol's Band", ce sont les années british de Céline. Rien à voir avec la fin d'adolescence qu'il traîne dans "Mort A Crédit" , le long des couloirs glacés de l'établissement privé - et complètement perdu, dirait-on, au bout du monde - où, désespérant de ce fils qui finira, ils en sont persuadés, sur l'échafaud, ses parents se sont décidés à l'expédier au moins pour qu'il apprenne l'anglais moderne, lequel, à la différence de celui utilisé couramment par Shakespeare, est précieux pour le commerce. Non, dans "Guignol's Band", c'est plutôt l'anglais crapouilleux, l'argot des demi-sels, une apothéose de vertigineuses éjaculations verbales, qui culmine sous le feu (oh ! la belle rouge ! oh ! la belle verte !) des zeppelins. Notre Ferdinand affirme bien haut avoir ici vingt-deux ans et filer le parfait amour avec une fille - plutôt délurée mais de bonne famille - âgée pour sa part de ... quatorze ans. Au point que, à la toute fin, voilà la pauv' Virginie en cloque et que l'heureux papa ne serait autre que Ferdinand !

Mais avant d'en arriver là, sept-cents pages, je vous dis ! Un sacré paquet, c'est dire, qui commence dans la pègre et finit de même avec un long, très long intermède au coeur une famille complètement louftingue - celle de Virginie, avec son oncle, le colonel Cologham et toute une ribambelle de domestiques. Parce que, chez le colon, comme prend très vite l'habitude de le nommer Ferdidand, pour de l'oseille, il y en a ! Et du luxe ! Et de l'argenterie que c'est à se perdre quand on se demande quel couteau choisir ! Et les verres, les cristaux ! Sans oublier les lustres ! le confort, la soie, le velours, le douillet partout, partout ...

Encore peut-on se demander de bonne foi si, entre Cologham et Sosthène de Rodiencourt, un ancien prestidigitateur qui n'aime rien tant que s'habiller en Chinois et se promener ainsi dans Londres, attirant de mille manières la curiosité des badauds, ce dernier n'emporte pas la palme. Si nous avions fini, dans "Mort A Crédit", par être mis au courant du patronyme, tout ce qu'il y a de plus humble, de l'inoubliable Courtial des Péreires, il n'en sera point de même pour Sosthène. (Notez qu'il ne se suicidera pas non plus .) Ayant encore tout à découvrir de Céline, je ne saurais dire s'il a vraiment existé un modèle du personnage mais, si tel est le cas et si Céline est resté relativement raisonnable dans sa description de l'individu, on peut affirmer sans mentir qu'il avait le chic pour attirer les excentriques les plus fous - et même les tarés.

Comment évoquer Sosthène - qui est français, d'ailleurs - sans parler de sa Pépé, qu'il a épousée tout ce qu'il y a de plus légitimement et qui lui a servi d'assistante pendant vingt ans sur toutes les plus grandes scènes d'Europe - avant de rétrograder dans les salles de patronage . Aussi loufoque que son légitime, Pépé aime le sexe à la folie et, tous les jours, fait son affaire au jeune laitier londonien de quinze ans qui, d'ailleurs, ne demande pas mieux. Elle essaie aussi avec Ferdinand et leurs enlacements et délacements ressemblent tellement, en tous cas par le phrasé célinien, aux complexités d'Angkor que, en toute honnêteté, je ne saurais vous dire si elle parvient vraiment à ses fins . le plus étonnant, c'est qu'on se demande si Ferdinand lui-même est au courant ...

Toutes les fois que Sosthène, engagé par le colon pour tester des masques à gaz, a besoin de se replonger dans "les Végas des Stances" - une espèce de livre mi-hindou, mi-zen, mi-on ne sait trop quoi et attention : je pourrais ajouter un quatrième "mi" si vous m'énervez avec des considérations mathématiques - par exemple, il expédie Ferdinand le réclamer à Pépé. Après de multiples torsions et contorsions, Ferdinand le Dévoué parvient enfin à récupérer cet ouvrage sacré qui, si l'on en croit un Sosthène de Rodiencourt au bord de la rupture mentale, est le seul à pouvoir permettre aux modèles de masques à gaz créés par le colon d'avoir une chance de remporter le concours. (Oui, il y a aussi un concours, organisé par Sa Très Gracieuse Majesté mais si vous voulez en savoir plus, faites un effort : lisez Céline en cessant de faire la moue et de le traiter de grossier parce qu'il surnommait Sartre "Tartre" et qu'il a fini, en toute simplicité, à le faire entrer dans l'Immortalité sous le nom de "L'Agité du Bocal." )

"Les Végas" récupérés, Ferdinand n'en a pas fini avec les contorsions et les danses car, pendant que Sosthène se livre à diverses figures de ballets pseudo-orientaux pour invoquer la bienveillance, notamment, d'un certain "Goâ", lui doit fournir l'accompagnement musical (à l'aide de manches de brosses-à-dents ou de baguettes diverses), et en suivant un rythme bien spécial.

Sinon, pas de Goâ : rien que l'échec calamiteux.

Tandis que le lecteur se demande s'il doit s'écrouler de rire ou si Ferdinand lui-même ne tourne pas au foldingue complet, notre héros nous distrait en parallèle en nous décrivant ses "amours" avec Virginie. Je vous arrête tout de suite : il est sûr que c'est un peu salace mais tout cela est présenté dans un univers de "Pays des Merveilles" complètement distordu et peuplé d'êtres ma foi si bizarres que, quand on y réfléchit, on n'a guère le temps de s'y attarder.

En arrière-plan, toujours la pègre qui poursuit Ferdinand depuis le début et l'incendie où a trouvé la mort un usurier du nom de van Bladen. Des silhouettes qui bougent, rampent, jaillissent, s'effacent, un "Mille-Pattes" que notre Bardamu est pourtant persuadé d'avoir fait choir au bon moment sous une rame du "Tube" londonien. Des endroits louches, brouillards et embrouillaminis mêlés, le "Touit-Touit Club" où un Mille-Pattes ressuscité fait le fou sur les murs et au plafond tout à fait à la manière dont Jeff Goldblum interprète "La Mouche" pour Cronenberg, toute une ribambelle de filles publiques laissées en garde à Cascade (un autre Français et ami en principe de Ferdinand) par leurs "hommes" partis s'engager pour se battre en France, une Bigoudi qui préfère plutôt la motte (c'est le langage de Ferdinand, non le mien), qui tombe raide amoureuse de la petite Virginie dont je ne me rappelle absolument plus ce qu'elle fait là, au "Touit-Touit" (sinon bien s'amuser car la gosse est singulièrement dessalée, vous pouvez m'en croire, à s'imaginer que, entre son "oncle" et elle ...)

Et puis, éternels, à demeure, on les entend dès le "Voyage ..." et on les entendra encore, les bourdonnements provoqués par la balle restée derrière l'oreille de Bardamu au temps où il combattait lui aussi en France. Et puis les crises, les hallucinations qui le prennent aussi - et qui, elles, semblent par contre antérieures à la Première guerre mondiale. Ce sont elles peut-être les plus terribles car on ne sait trop si tout ce que voit notre héros est vrai ou s'il ne s'agit pas, le plus souvent, de cauchemars. N'oublions pas la paranoïa qui se développe chez lui - il le reconnaît volontiers - et une excentricité congénitale où elle ne peut que croître et embellir.

"Guignol's Band", littéralement la "troupe" ou l'"orchestre" du Guignol, est une ronde formidable, qui éclate de folie et de cynisme, qui oppose la froideur parfois très raisonnable d'un Ferdinand à qui on ne la fait pas mais qui feint la naïveté à une belle flopée de démences : celle de de Sosthène, bien sûr, celle, plus ricanante, plus sadique encore du colon, celle, à la fois formidable, incroyable et répugnante, de "Mille-Pattes" et celle, terriblement organisée, de Cascade. Il faut dire que, tout autour d'eux, le monde est fou. Alors, pourquoi les hommes ne le seraient-ils pas eux aussi ? Les zeppelins illuminent le ciel de Londres ; Big Ben carillonne avec fureur ; les ruelles et les étals d'une ville que Céline ne reverra plus jamais comme il les vit jeune homme, serpentent et reserpentent, se perdent, se reperdent, s'étrécissent, s'escamotent ... ; dans le caniveau ou dans les draps douteux, le sexe s'en donne à coeur joie parce qu'il redoute que ce ne soit pour lui la dernière fois et que la Mort n'empuantisse tout le monde de son sceau, lui le premier - comme cet immonde Mille-Pattes qui, aux yeux de Ferdinand (et aux nôtres) a tout du zombi, y compris les fragrances aussi répugnantes que sinistres ; l'argent fait comme d'habitude : il se laisse courir après ou il s'endort sur place, chez ceux qui ont de la chance ; aux pages qu'un Rabelais n'eût pas reniées, succèdent les émotions poétiques de Céline nous parlant de la Tamise, de l'Eau toute puissante, de l'Eau pourrissante mais aussi de l'Eau qui purifie tout ; la tempête souffle sur nous et nous emporte. Il ne nous manque plus que Mary Poppins, revue et corrigée à la manière Céline, avec son parapluie à bec de canard transformé en godemichet géant, l'horrible Vieille Sorcière de l'Ouest voulant baiser à peut près tout le monde, mâles et femelles, se joignant à cette vaste, cette énorme, cette époustouflante saturnale avec, en prime, une bande d'angelots-diablotins prêts à se délurer.

C'est du Céline, du pur de pur, du fil-en-quatre : cramponnez-vous à la bouteille et buvez, buvez jusqu'à plus soif. Céline : la seule gueule-de-bois qui vous fera toujours du bien. ;o)
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