il s'embarrassa tant en sa lecture qu'il y passait les nuits tout entières, du soir au matin, et les jours du matin jusqu'au soir. Et par ainsi du peu dormir et beaucoup lire, son cerveau se sécha de telle sorte qu'il en vint à perdre le jugement. Il emplit sa fantaisie de tout ce qu'il lisait en ses livres, tant des enchantements comme des querelles, batailles, défis, blessures, passions, amours, tourments et extravagances impossibles; et il lui entra tellement en l'imagination que toute cette machine de songes et d'inventions qu'il lisait était vérité que pour lui il n'y avait autre histoire plus certaine en tout le monde.
840 - [p. 35]
Il faut donc savoir que le temps que notre susdit gentilhomme était oisif (qui était la plupart de l'année) ; il s'adonnait à lire des livres de chevalerie avec tant d'affection et de goût qu'il oublia quasi entièrement l'exercice de la chasse et même l'administration de ses biens, et passa si avant sa curiosité et folie en cela qu'il vendit plusieurs minots de terre de froment pour acheter des livres de chevalerie, et ainsi en porta à la maison autant qu'il en put trouver...
839 - [p. 34]
Ce n'est point comme chez moi pauvret et malchanceux, qui porte dans mon bissac seulement un peu de fromage si dur que l'on en pourrait écraser la cervelle à un géant, avec quatre douzaines de carottes qui lui tiennent compagnie, et autant de noisettes et de noix, tout cela grâce à la détresse de mon maître, à l'opinion qu'il a et à la règle qu'il observe que les chevaliers errants ne doivent se nourrir et sustenter que de fruits secs et d'herbes des champs.