Selfie

L’hypothèse d’une fille attirée par les hommes mûrs n’était pas à exclure. Processus inconscient issu de carences affectives qui prenaient leurs sources dans la petite enfance (père absent, inexistant ou décédé) il restait persuadé que cette attirance excédait généralement les simples motivations pécuniaires, contrairement à ce que certaines vieilles femmes aigries laissaient lourdement supposer d’un air entendu.

Christine, Mathilde et Flavie étaient positivement enchantées de compter une nouvelle recrue au sein de leur "petit club", ainsi qu'elles se plaisaient à le désigner. Marc pour sa part trouvait plus juste de l'appeler "Le petit club des femmes qui s'emmerdent chez elles pendant que leur mari travaille". C'était plus long, mais beaucoup plus précis. Cela étant, l'important était ailleurs : au contact de ces trois perruches, sa moitié allait mieux.

Quel âge avait-elle, celle qui le dévisageait avec deux yeux ronds et brillants, comme s’il avait été le Messie redescendu sur terre ? Peut-être 22, au maximum 24, l’âge de l’insouciance, où l’on peut encore se permettre de traiter un caissier d’« enfoiré » sans penser un seul instant aux éventuelles représailles. À cette époque de sa vie, absorbé par ses études, Marc n’avait pas eu le temps ni l’occasion d’expérimenter cette légèreté, comme s’il avait été vieux avant même que d’avoir vécu.

En introduisant le pistolet de la pompe dans le réservoir de la voiture, Marc émit un bref ricanement qui secoua son corps ramolli par la déconvenue. C’était à vrai dire le seul acte de pénétration dont il se sentait en ce moment capable, le seul pour lequel il s’estimait à peu près légitime, aussi. Aucune frustration dans ce constat, le désir sexuel, à l’instar des autres désirs, l’avait depuis longtemps déserté, emportant avec lui toutes les tensions, parfois exquises, souvent inconfortables, qu’il charrie d’ordinaire. Cela étant, il ne se plaignait pas de cette extinction, elle l’arrangeait, même. Il avait déjà bien assez de problèmes à gérer dans sa tête pour s’embouteiller davantage l’esprit avec des histoires de besoins physiologiques à assouvir coûte que coûte. Pourtant, s’il voulait bien se donner la peine de s’en souvenir, il fut une époque pas si lointaine où l’acte sexuel occupait une place sinon centrale, du moins de choix au sein de son existence.

La grande loterie de la vie, qui distribuait à l’envie cancers, infarctus, mais aussi santé insolente et records de longévité, s’avérait comme il fallait s’y attendre dépourvue de toute logique. C’était particulièrement injuste, si l’on songeait un instant à tous ces gens habités par un inextinguible désir de vivre et qui périssaient bêtement dans un accident de voiture. Et encore, eux n’étaient guère à plaindre comparés à ceux qui, cloués sur un lit d’hôpital, espéraient dans les affres de la souffrance la fin de leur lente agonie, en pensant avec amertume à ce qu’ils auraient pu accomplir si la loterie en avait décidé autrement.

Il est des êtres dont la cruelle absence sera à jamais comme un lourd pavé posé sur notre cœur meurtri...

Il est des êtres, transparents et diaphanes, qui traversent nos vies sans s’y arrêter, tel le vent qui parcourt la montagne, remue la cime des sapins et disparaît.
Et puis il est des êtres qui soudain illuminent de leur présence le sombre chemin de notre existence. Sylvie appartenait à cette catégorie d’exception…

Mais il est des occasions où une trop grande sobriété pourrait passer pour une coupable indifférence aux malheurs des autres.

Après tout, il n’aurait été qu’un nom de plus sur la longue liste des chiens abandonnés par des maîtres désireux de passer des vacances tranquilles, ou de ne plus avoir à nettoyer les poils sur le canapé… D’autant que Marc pouvait se prévaloir d’une excuse solide : Maxou n’avait-il pas été le complice – muet certes, mais complice tout de même – des turpitudes de sa maîtresse ? Qui pouvait lui assurer que la bête n’avait pas été le témoin bienveillant de ses parties de jambes en l’air ? Les chiens sont des mateurs, c’est bien connu.

On pourrait adopter. Un enfant pas trop vieux, bien sûr. L’idéal serait qu’il soit encore bébé, c’est plus facile pour l’éducation. Si tu veux un petit blond aux yeux bleus, il paraît que depuis la chute du régime soviétique, la Russie s’est largement ouverte à l’adoption. Sinon, un petit Chinois, c’est mignon aussi… En tout cas, avec l’adoption, pas de douleurs liées à l’accouchement, c’est un aspect des choses à ne pas négliger, même si je sais bien que…