La seule chose dont tu as été conscient, c'est que tout le monde te recherchait. Tu étais encore un enfant, papa. Malin comme un gosse de village qui échappe au gendarme après un mauvais tour, mais un enfant. Ces quatre années ont été pour toi une cour de récréation. Un jeu de préau. Tu ne désertais pas, tu faisais la guerre buissonnière.
Il ne fallait plus que Barbie reparaisse. Sa présence transformait ce procès en cirque. Au lieu de témoigner, de raconter, de se souvenir, les victimes pleuraient des mots sans suite. Le regard du nazi abimait ce que nous avions à entendre. Pour que les martyrs osent parler, il fallait le silence d’un box désert. Jusqu’à ce jour, nombre d’entre eux n’avaient jamais partagé leur calvaire, leur douleur ou leur héroïsme. Des parents, des enfants, des amis entendaient leur histoire ici pour la première fois. Depuis la guerre, ils s’étaient tus.
« Change tes larmes en encre » m’avait conseillé l’ami François Luizet, reporter au Figaro.
Deux femmes allaient nous dire la douleur extrême. Mais comment faire ? Comment venir dans cette grande salle, monter les marches qui mènent à la barre des témoins, parler dans un micro face à un homme sévère à robe rouge et col d'hermine blanche, lorsque les mots sont si profondément enfouis ? Les griffons qui ornent les murs, les colonnes corinthiennes, les signes du Zodiaque inscrits dans les voûtes, les hommes de loi, les neuf jurés, les bancs d'avocat, le public, les journalistes, la bonne ordonnance d'une audience criminelle, le rappel au dossier, les articles du code de procédure pénale. Un ensemble glacial. Un bloc de pierre sans frissons où viennent s'échouer des vies brisées. Comme si ne comparaissaient que des silhouettes, des esquisses de femmes et d'hommes anéantis.
Au lieu de traîner Barbie chaque jour dans le box et créer un désordre quotidien, il y serait amené contre son gré lorsque sa présence serait nécessaire. Face à ses victimes par exemple. Qui s'étaient interdit de mourir avant d'avoir pu se tenir debout devant lui.
J'espérais qu'un jour ce lieu serait sanctifié. Le procès de Klaus Barbie aiderait à ramener la Maison en pleine lumière. Mais j'avais peur qu'il ne reste rien de ce froid, de ce silence, de cette odeur ancienne. Rien des bureaux, rien de la pomme tracée sur une ardoise, rien de l'amour de Paulette et Théo, rien des enfants vivants, à part un mémorial célébrant leur martyre. Une nécropole élevée à leurs rires absents.
Il a vu l'enveloppe décachetée sur la table. II ne m'a rien demandé, je ne lui ai rien répondu. Il avait la courtoisie des amis vrais, chez lesquels tu sonnes en pleine nuit et qui t'ouvrent sans demander pourquoi, avant de traverser deux fois la France sans se plaindre.
Payer, ce n’était pas connaître la prison, mais devoir se regarder en face.
Change tes larmes en encre.
-Mon père a été SS.
J'ai revu mon père, celui de mon enfance, son ombre menaçante qui n'avait jamais eu pour moi d'autres mains que ses poings. Depuis toujours mon père me frappait. Il avait soumis son enfant comme on dresse un chien. Lorsqu'il me battait, il hurlait en allemand, comme s'il ne voulait pas mêler notre langue à ça. Il frappait bouche tordue, en hurlant des mots de soldat. Quand mon père me battait, il n'était plus mon père, mais un Minotaure prisonnier de cau- chemars que j'ignorais. Il était celui qui humiliait. Celui qui savait tout, qui avait tout vécu, qui avait fait Cette guerre mais aussi toutes les autres. Oui racontait I'Indochine, l'Algérie. Qui se moquait de ceux qui n'étaient pas lui.