La femme de ce mineur s'appelait Marthe. Elle a lavé son linge noir sa vie durant. Et lorsqu'il a eu droit à la retraite, elle a nettoyé le sang de ses mouchoirs. Il a survécu deux ans à sa pension, l'ouvrier magnifique. Deux ans, le mari aimant. Deux ans privé d'air, le mineur courageux. S'arrêtant dans la rue, une main contre le mur et l'autre sur sa canne, pour recracher tout ce que le charbon avait fait de lui. Deux ans il a tenu, celui qui n'avait jamais levé ni la voix ni le poing. Deux ans d'agonie, cerné par la douleur et la brique, tellement loin des torrents de montagne et des gentianes pourpres, monsieur l'Avocat général.
En quarante ans de fond, jamais une minute de retard, pas un jour de maladie. Il partait à pied, à l'aube,sa musette sur le dos. Il rentrait pour manger, dormir, prendre des forces pour le matin d'après. Jamais un mot plus haut que l'autre. Ni protestation, ni plainte. Il s'est tenu une vie entière à l'écart des revendications, des mouvements de grève. Il avait peur pour sa famille. Peur des remontrances, de la faute, de la mise à pied, du licenciement, du chômage. Peur d'être chassé de son coron par les Charbonnages, peur de perdre son toit, son petit jardin de poussière, son pigeonnier. Peur de voir ses enfants chassés de l'école de la mine, de la colonie de vacances de la mine, peur de ne plus pouvoir acheter leurs vêtements à la coopérative de la mine, peur de n'être plus rien dans ce pays où le charbon est tout.
Un ouvrier, contraint au ramassage des corps, racontait à voix basse que les hommes étaient tombés en avant, les mains sur le visage, les poumons implosés. Deux gars avaient été soudés par l'explosion. Ils s'étaient protégés dans la mort. Il a fallu les détacher de force pour les coucher dans leurs cercueils. Des femmes pleuraient, des enfants. Une fillette appelait «papa » une photo crêpée de deuil. Les compagnons de la garde d'honneur n'ont même pas essayé de retenir leurs larmes. Ce matin, le pays faisait cohorte à 115 orphelins.
A l'heure de dire aurevoir à son charbon, la France a oublié de dire adieu à ses mineurs.
Et puis j'ai attendu. J'ai su que ma vie ne serait plus que cela. Je l'avais compris dans la voiture de police, tassé à l'arrière entre deux uniformes. Nous avions mis de longues minutes à sortir du véhicule pour traverser la cour. Ils décidaient de tout. De mon temps, de mes pas, de ma place sur le banc, une main menottée à la boucle de fer. Ils avaient décidé de me jeter au cachot, de me donner ces vêtements. Et maintenant, ils ne revenaient pas. Ils avaient réglé leurs instants sur les leurs. Ils disposaient de mes heures. De ma vie. On se croit privé de liberté au moment du verdict, mais la détention commence à l'instant même où le crime a été commis. Désormais, d'autres que moi m'avaient en main.
De sa serviette, elle avait sorti le carnet blanc à spirale. Et un stylo. Elle avait abandonné le crayon à papier et la gomme. J'avais décidé de parler, elle avait décidé de conserver mes mots.
J’ai raconté son enterrement de rien. Trop tard pour les honneurs, trop seul pour l’Histoire. Inconnu au bataillon des braves. Ni sur les plaques de cuivre, ni dans les cœurs de pierre.
Saint-Amé a fait de ma famille des victimes et de moi un criminel.
Si mon corps protestait, il serait là. S’il renonçait, il serait là aussi. Pour l’aider à supporter la dureté du lit, la table, la chaise noire en plastique moulé, la lampe tempête, les barreaux de ma fenêtre. Pour l’aider à vaincre les courbatures, les douleurs, les vilaines idées que charrie la solitude.
J'étais celui qui regardait les autres dans les yeux. Pas comme on défie, mais comme on respecte.