L'empreinte à Crusoé

il n'y a pas d'esprit humain qui n'aille à ses misères sans des rituels qui lui servent de béquilles.

hélas, quand il m'avait été impossible d'assumer l'hostilité du ciel, quand j'avais été apte à contempler cette mer sans supplique, que j'étais devenu capable capable de ne plus attendre l'apparition d'une voile, quand au-delà de la voile, je n'avais plus rien espéré de quelque sorte que ce soit qui pourrait en surgir, eh bien, pile à cet instant-là, sans que j'en prenne conscience, l'idée de l'humanité et de son existence avait sombre sans une relique en moi ; 

je vis un paysage silencieux, ou plus exactement : dont la matière semblait faite de silence ; comme un trou soudain que tout ce qui existait avec bruits et tapages désertait complètement ; cet endroit était couvert de caillasses noires, usées par le rabot des vents ; il était criblé de cratères plus ou moins accusés où gisaient des escarbilles impossibles à définir, brillantes comme des miettes d'étoiles ; l'endroit avait sans doute été pilonné par des milliers de boulets venus des fonds du ciel ; là ne se voyaient que des circulations de termites qui mangeaient de la ponce, et une quantité d'araignées à poils verts dont les pièges gluants décimaient des lézards et d'infimes chauves-souris... 

cela pour vous dire, seigneur, que je fus à peine émotionné de voir l'immense voilure de votre navire apparaître au bout du promontoire ; j'y allais chaque matin m'ouvrir et le corps et l'esprit dans le mouvement du vent ; des papillons m'accompagnaient, mais aussi des ramiers, et un couple de poules d'eau, comme aimantés par ma présence ; les perroquets suivaient le même rituel ainsi que quelques cabris et deux-trois boucs qui avaient rejoint mon bouc à mauvaise tête ; il y avait une tortue de terre qui se tenait toujours à ma gauche, et dont le rythme s'accommodait sans encombre à mon pas lent et à ma démarche tranquille ; du haut de cette falaise de rocaille vive, couverte de milliers de petits crabes, je découvris les voiles de votre brick qui avançait paisiblement, à bonne distance de la barrière des cayes ; je sus ainsi que vous connaissiez déjà cet endroit ; cela aurait dû être un spectacle féérique pour mon pauvre esprit ; il avait tant désiré voir cela !... l'avait tant invoqué dans tellement de délires et de fiévreuses chimères !... 

Au matin, je le suppliai de rester avec nous, ce qu'il refusa, de même qu'il refusa tout ce que nous lui donnions. Il déclama dans son mélange de plusieurs langues et son accent étrange que cette île était chez lui, et qu'en cet endroit il était au coeur de lui-même et du monde, et dans tous les lieux du monde à la fois. Ce que j'identifiai comme un fond de délire.

L'impensable est la frappe originelle ou génésique de la pensée.
L'impossible est la frappe originelle ou génésique de tout possible.
L'incertain est la frappe originelle ou génésique de la moindre certitude. 

"j'avais conscience que ma perte de mémoire avait effacé tout rapport à ma propre personne, mais cette altérité si radicale, qui surgissait dans ce que mon moi-même avait de plus fondamental, m'était très difficile à vivre ; j'habitais un étranger;"

"je n'éprouvais aucune envie de construire, de chasser, de régenter ce lieu, seulement le désir immense de percevoir ce Quoi que le faste naturel de l'île me laissait supposer, et qui était en elle, tout comme il était en moi."

"Au bout de tout cela, seigneur, j'étais tombé en connaissance, c'est-à-dire dans ce questionnement angoissé sur ce que j'étais dans cette île, avec la certitude de garder cette question comme un inatteignable soleil tout autant qu'un mapian, comme disent les nègres de plantation à propos de ces blessures qui ne guérissent jamais ...;"

« Le point-virgule s’est imposé, je ne sais pas pourquoi, peut-être l’idée du flux de conscience, de l’instabilité mentale, de la saisie qui ne raconte pas. Ce n’est pas le point-virgule de Flaubert. » (p. 239)