Le désordre et la vie

Ces vers de Jorge Luis Borges (…)

Jadis, quand je rêvais
à la terre promise
c'est une bibliothèque
que je voyais.

2974 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 442] mars 1990

Nanterre ! On dit que c'est dans la classe de Lefebvre, souvent « chaude » de quelques deux mille élèves, qu'est né Mai 68... « Tout de même, les événements auraient pu mal tourner ! dis-je au philosophe... - Oui, mais ils ont failli bien tourner aussi ! corrige-t-il, un brin d'ironie dans la voix. J'ai vécu mes heures les plus extraordinaires de Mai 68 à Mourenx, dans le Béarn – non loin de Navarenx, où j'ai une maison, pas si loin de chez vous, nous sommes pyrénéens tous les deux. Un jour, arrivant là-bas, j'ai appris que tous les ouvriers et les prolétaires de Mourenx avaient envoyé des colonnes de camions sur Bordeaux, Toulouse, Pau, Auch, en vue de fermer les entreprises qui ne faisaient pas encore grève. Voilà un exemple de l'immense espoir révolutionnaire qui régnait alors, et un souvenir que je n'oublierai jamais. »

2930 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 189] octobre 1988

Il est certain que si l'on avait l'opportunité d'accéder aux carnets des grands de ce monde, la lecture des références, citations et autres épigraphes soigneusement engrangés au fil de leurs admirations nous renseigneraient mieux que n'importe quelle étude graphologique, psychologique ou encore « astro-flashée », sur leur caractère et aspirations dans la vie. Ainsi le général de De Gaulle avait-il entre mille autres, choisi de relever, celles-ci, dans son dernier carnet de notes et de citations, de 1946 à novembre 1970 :
« On est coupable, en France, quelque intérêt qu'on allègue, si l'on manque, faute d'élan, certains moment de grandeur et de gloire qui ne se retrouvent plus (Sainte-Beuve) ;
« Un acte politique ne se juge pas aux victimes qu'il fait, mais aux maux qu'il évite » (Joseph de Maistre) ;
« Le monde est un don magnifique fait par quelques hommes à la multitude » (D'Annunzio).

2921 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 49/50]

Les troupes du monde libre ont envahi l'Arabie Saoudite et n'en sortent plus : « Il n'y a pas d'espoir de solution diplomatique », indique George Bush. Serait-ce donc la guerre ? J'ai une drôle d'impression, le sentiment confus d'une monstrueuse magouille, d'une partie de poker truquée. Une chose est sûre : Bush, avec ses milliers d'hommes, a, pour l'instant, perdu la partie. Il avait exigé le départ immédiat du Koweït des troupes irakiennes. Elles y sont toujours, deux semaines après l'attaque surprise. Les grands sont si diplomates qu’il ne faut plus compter aujourd'hui que sur Israël. Mais une victoire de ce pays conduirait à sa perte.

2983 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 469] juillet/août 1990

La liesse allemande continue de faire la une de nos journaux. Je me souviens avoir demandé un jour son sentiment au cinéaste Volker Schlöndorff, à propos de ce « mur de la honte » fiché là-bas dans son pays comme pour l’éternité. L'homme du Tambour – né en RFA mais installé en France depuis plus de vingt-cinq ans – était alors loin d'avoir répondu à ses propres interrogations : « D'abord, est-ce une honte ? me disait-il. N'est-ce pas plutôt un fait dont nous nous sommes bien accommodés et qui ne fait plus ni chaud ni froid à personne, du moins aux Allemands de l'Ouest ? Elle devrait être notre préoccupation numéro un à nous, cinéastes toujours en quête de sujets, cette division de notre pays. On voit mal un mur passer à travers Rome où les briques seraient chapardées dans les huit jours, à travers Paris non plus. J'ai vu un mur virtuel dans Beyrouth qui peut s'expliquer par la présence des deux communautés, mais quoi de comparable chez nous ? Pourtant, la nation tout entière s'est parfaitement bien arrangée de l'avatar – à la manière, je le crains bien, dont nous nous sommes toujours arrangés des cadeaux que nous lègue l'Histoire. […]
Et Schlöndorff appelait pour conclure l'exemple consolant : « Remarquez, votre Alsace-Lorraine, cela à bien duré cent ans. »

2960 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 409/10] Novembre 1989

Tout éclat désagréable a sa pluie de pétales, je suis ainsi, je ne sais pas m'abandonner longtemps à l'affolement ou à la colère, et puis tout cela est dérisoire. Un nez cassé ! Le train-train. C'est signe de jeunesse, preuve que l'on est dans la vie offert aux turbulences. Je remarque hélas autour de moi trop de gens qui on peur de vieillir alors qu'ils sont déjà vieux. J'aurai pris le virage très tôt, à seize ans, lorsque j'ai décidé de courir le monde, de forcer les portes de Sud Est asiatique, d'être affronté aux guerres, à mon, inconscience ; moi j'ai vieilli d'un coup juste avant la majorité, je ne risque plus rien.

2957 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 356] juillet 1989

Madame de Staël raconte dans ses Mémoires que Napoléon disait : « Un homme qui a des idées est mon ennemi. » Cocteau eut beaucoup de jaloux à ses trousses. C'était un enfant terrible, une machine infernale. Une voix humaine.

2955 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 339] juin 1989

L'année sabbatique, au détour de chaque décennie, devrait être obligatoire régulièrement inscrite dans la loi nouvelle. Ainsi, on ne travaillerait pas pour vivre mais pour exister.

2951 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 304]

A Leningrad, tout conduit à l'Ermitage, à cet extraordinaire palais d'Hiver aux 1050 salles, aux 117 escaliers, aux superbes galeries écrasées de fresque et de symboles : l’Île aux trésors, imaginée par la démence, la vanité, la force du pouvoir, l'incroyable richesse des princes. Trois millions de chefs-d’œuvre appartenant à toutes les époques sont rassemblés dans ce gigantesque espace qui a conservé son unité architecturale. Chacun peut choisir selon son cœur : Raphaël, Léonard de Vinci, Rembrandt, Vélasquez, Monet, Sisley, Van Gogh ou Gauguin. Je me suis attardé au « Portrait d'un jeune homme » de Frans Hals, au « Bénédicité » de Chardin, aux femmes bleues de Picasso – admirables visages, sombres et lumineux à la fois -, aux deux immenses Matisse qui sont un hommage à la danse et à la musique.

2949 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 284] février 1989

Albert Cohen – L'amour tel que le voient les romanciers en général se passe dans un monde faux, un monde de comédie ! Il est possible qu'Anna Karénine ait eu des flatulences, déguisées du mieux qu'elle a pu, en parlant très fort, est en essayant de couvrir le bruit...

2942 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 246] décembre 1988