Il se conduisit même comme s’il était tombé sous le charme. Je n’en fus pas surprise, car Angela était attirante, mais je me demandai avec inquiétude s’il ne se servait pas d’elle. J’espérais me tromper. Je ne voulais pas qu’Angela eût à se repentir de ses efforts maladroits mais bien intentionnés pour m’aider. En dépit de son désir d’être dans le vent, elle était terriblement romanesque. Quantité de jeunes filles qui se donnent ainsi des airs affranchis sont souvent vulnérables sous leurs dehors provocants. Je ne pouvais juger. Je n’avais jamais été jeune au sens où l’était Angela. Une épaisse carapace me protégeait depuis toujours.
Emma Grover était la seule personne du bureau que je détestais et je me rendais compte que l’antipathie était réciproque. Je la jugeais rusée et sournoise, toujours prête à espionner les autres. Secrétaire particulière d’Erasmus Oilsbody, elle avait la réputation de chercher à nous nuire auprès de lui.
Les hypocrites se mettaient en quatre pour lui plaire. Les autres s’efforçaient de ne pas attirer son attention. Je lui donnais rarement l’occasion de me prendre en défaut, mais j’avais la certitude que, quand elle le pouvait, elle était ravie.
— Vous n’êtes pas satisfaite d’être femme. Pourquoi ? Vous devez bien vous douter que votre beauté et votre intelligence dépassent celles de bien des femmes. Vous avez un charme singulier. Pourquoi vivre ainsi à l’écart ?
— Parce que cela me plaît. Mettons les choses au point. Vous jouez le rôle de mon fiancé simplement pour votre protection. Pour vous donner une raison d’être ici. Ce rôle ne comporte aucun privilège particulier et ne vous accorde pas le droit de vous mêler de ma vie privée.
En conséquence, j’avais la réputation d’avoir une vie privée romanesque quoique précaire; au lieu d’être considérée comme une vieille fille couleur de muraille, je devenais une créature énigmatique. J’espérais que ces bruits n’avaient pas atteint les oreilles du directeur commercial, Erasmus Oilsbody, mais au fond peu m’importait. Ce que je faisais après les heures de bureau ne le regardait pas.
Il ne m’inspirait aucune sympathie mais, par bonheur, j’avais peu de contacts avec lui.
Bien qu’il ne fût pas facile de garder un secret dans cette maison, surtout vis-à-vis d’une fille franche, amicale et curieuse comme Angela, j’avais appris, au cours de ces trois longues années, l’art des réponses évasives. Etre soupçonnée d’écrire d’innombrables lettres d’amour ne me plaisait pas beaucoup, mais c’était supportable. Rien ne me persuaderait de révéler que j’avais la rage d’écrire et que c’était là ma vocation. Je devais cacher mes succès aussi bien que mes échecs.