Il suffit d’un rien, d’un geste, d’un regard où l’on devine la lassitude. C’est cette chiquenaude imprévisible, cette brusque embardée qui nous fait basculer sans que nous nous en doutions du bonheur dans le malheur, c’est cela que l’on appelle le mauvais oeil… Avoue que l’on aurait tort de ne pas se prémunir.
p. 80
Est-ce ma faute si passé le temps du sein, j’ai été gavée jusqu’à mes dix ans de récits où des jeunes gens blêmes, toujours fils uniques, parfois nobles, mouraient du regard lancé par un voisin détesté, où des formules marmonnées entre les dents suffisaient à envoyer une barque par le fond, rendaient un frère amoureux de sa soeur, provoquaient des suicides en série. Et qu’y puis-je si de tels propos conviennent aux gens de mon espèce ? À quel Orient, à quelle Asie, à quelle goutte de sang inconnu dois-je cette aptitude à la superstition ?
P. 77
Je veux de l’inutile, du majestueux, je veux des bustes en marbre sur des façades lépreuses, je veux des rues où l’on s’égare, un labyrinthe, un dédale, les chansons hurlées de mon quartier et les bars grands ouverts, je veux des dieux à triple visage et des allégories aux carrefours, je veux de l’inexplicable, de la légende et des dragons, de vastes jardins et des gerbes d’étoiles, je veux Palerme…
P. 62
"On a beau vouloir couper avec le passé, quelque chose malgré tout demeure, qui s'accroche et dont on a le plus grand mal à se débarrasser. Il faut s'arranger de ce qui remonte dans les souvenirs comme une bulle du fond d'un marais ; il faut prévoir la main qui dans le rêve se pose plus vraie que vraie ; il faut craindre l'inconnu dont le sourire déclenche un serrement de cœur ; il faut lutter contre les bras qui ne vous cherchent plus. Il faut se mentir, être lâche, toujours prévoir le pire et savoir qu'à la moindre défaillance le combat reprendra du début."
"J'aurais aimé offrir à Tante Rosie les images apaisantes d'un pays où les femmes vieillissent noblement et réussissent jusqu'à leur denier jour à sauvegarder leur féminin pouvoir".
"La mort a des ruses étranges. Elle masque sa démarche, et les signes avant-coureurs de sa victoire peuvent souvent être interprétés à faux."
"Il n'y a que les amoureux auxquels il n'arrive rien...L'amour est une fable qui se suffit à elle-même."
"Il y a des rêves qui, une fois dérangés, ne laissent aucune place à l'espoir."
"On devient curieux d'autrui lorsqu'une élémentaire hygiène mentale exige de se désintéresser de soi-même."
On me dira q'un tel aveuglement relève de l'anomalie, que cette vieille fille ne faisait illusion qu'à elle-même. Cela est vrai. Car, à parler franc, Tante Rosie était pire que vieille. L'aveu de son âge se situait du côté de sa bouche. Un nid à rides, sa bouche, le Waterloo des plus célèbres esthéticiens, une feuille de papier en soie prête à craquer, un désastre. Les frisons qui voletaient autour de son front lisse, sa frange, ses joues sans âge, sa démarche sautillante ne faisaient qu'accuser la ruine d'un bas de visage dolent, affaissé. Tante Rosie en était consciente. Cela se lisait au fond de son regard comme une question sans cesse posée.