L'homme était partout. Le conquérant victorieux d'une terre qui n'était pas en guerre.
- Tu sens le hurlement des oracles qui nous poussent en arrière , On cherche à nous empêcher d'y aller ! Le souffle de Delphes parvient jusqu'à nous, Anna ! La Pythie nous guette de son trépied!
Brolin étendit ses foulées le plus possible, il ouvrit la bouche en grand, manquant déjà d'oxygène. Il s'appliqua à respirer par le ventre et non par la poitrine.
Shapiro courait vite et il avait une bonne avance.
Quand le privé surgit sur le parking, il remercia sa bonne étoile que celui-ci soit désert, une prise d'otage était la dernière chose qu'il souhaitait. Il essaya de baisser au plus bas son centre de gravité, prit un appui extérieur et cassa sa course sur la gauche en tentant de perdre le moins de vitesse possible. Il poussa ensuite de toutes ses forces sur les muscles de ses cuisses.
Les deux hommes bondirent dans une ruelle, puis une autre avant de dévaler une sente étroite qui longeait une voie de fer industrielle.
Dans sa vision brouillée par l'effort, Brolin ne voyait plus distinctement Shapiro.
Tout le paysage tremblait, une effroyable secousse sismique.
Ses poumons imbibés de gaz carbonique se dilataient et se contractaient sérieusement, incandescents, menaçant de s'embraser. Brolin banda son corps en avant, poussant encore plus sur ses réserves.
Ses jambes disparurent sous la douleur.
Son souffle se chargea des vapeurs du vertige.
Les fourmillements ondoyaient à présent jusque dans ses bras. Tout son ventre se creusa, comme si une grenade déchiquetait ses entrailles.
La silhouette de Shapiro ondulait dans sa vision trouble, elle se rapprochait.
Il fallait tenir encore un peu. Mais Brolin était sur le point de s'éffondrer et de vomir.
Le dernier coup de reins brûla sa gorge et tout son intérieur s'enflamma. Il n'eut que la force de braquer son arme devant lui.
- Quoi ? Vous voulez dire que c'est ça ? Que tous ces enlèvements c'est pour avoir !
- Non Annabel, c'est pour être. Il a bien compris ce que chaque matin ce monde lui a appris : pour être, il faut avoir. Il faut avoir un numéro de sécurité sociale, avoir le permis, une maison, une femme ou un mari, des enfants, une grosse télé, avoir encore et toujours de nouveaux vêtements, de nouveaux cédéroms, avoir de l'argent sur son compte pour pouvoir partir en vacances, avoir de l'argent pour faire des cadeaux aux autres par plaisir ! C'est ça que Bob a compris.
Brolin fixa un banc de sac plastique échoués, il ajouta :
- Alors il fait encore plus fort, il se hisse au-dessus des autres, lui a des êtres humains. Il a des vies entières. A lui.
Ils se penchèrent pour passer dans l'armoire et débouchèrent de l'autre côté. Ce faisant, Thayer eut le sentiment qu'il franchissait le portique des Enfers, se préparant à sentir la morsure douloureuse du Cerbère. Au lieu de quoi, il découvrit l'antre de la Folie, la demeure terrestre du Mal.
Depuis son adolescence elle gardait en mémoire la formule de Chesterton : "La littérature est un luxe, la fiction une nécessité."
Ici plus qu'ailleurs, l'ironie du monde moderne était criante, on parquait les gens dans des cages en prenant soin de leur donner un balcon avec vue sur une liberté inexhaustible qui leur échappait.
- Ça, c’est l’apparence : l’industrialisation, la pollution, mais au-delà vous voyez ce que tout être contemple dès son réveil : la consommation. À outrance. Partout, toujours plus. Les publicités prolifèrent, avec encore plus d’études pour les rendre plus sournoises, pour améliorer leur impact. Ce que vous voyez tous les jours, c’est un monde qui ne vit plus que par le marketing, par l’étude de la communication, et pas dans un but philanthropique, oh non, c’est dans l’idée d’améliorer la consommation. Cette société n’évolue que dans ce sens. Dans tous les domaines, même la religion, regardez, aujourd’hui les croyances ne sont plus des convictions, mais des choix ! Les magazines vous dressent des tableaux comparatifs avec les défauts et les avantages de chacune, et on se choisit une spiritualité, quitte à en changer plusieurs fois au cours de sa vie. La religion devient un moyen de mieux vivre, de mieux appréhender sa condition de mortel, on ne vit plus pour un Dieu, on y croit pour soi, et on vous le vend comme une forme d’anxiolytique spirituel, adapté en fonction des goûts.
C’est en satisfaisant la curiosité des inconnus qu’on s’en fait des alliés
Ces silences que les yeux meublent, que les sourires soignent, qu'une tête sur une épaule épanche aussi bien qu'un long discours.
Leurs deux solitudes se touchaient maladroitement et, dans leur dos, leurs ombres dansaient et dessinaient sur le sol comme si elles se prenaient par la main.