Citations sur Ronce-Rose (28)
Et donc, je vais raconter un peu comment ça se passe. D’abord, je me réveille. Avant, bien sûr, je m’étais couchée mais je préfère raconter ça à la fin, sinon à force de remonter en arrière dans le temps je tomberai en pleine paléontologie. On les rencontre parfois, ces hommes préhistoriques, ils sont accroupis entre des ficelles tendues, ils creusent dans la boue. Nos mœurs ont bien changé. Je me réveille et Mâchefer me demande de quoi j’ai rêvé. Il veut savoir si j’ai rêvé de lui, en fait, mais comme je ne m’en souviens jamais j’invente. Les rêves aussi sont inventés, alors ça paraît vrai. J’aime bien mettre un crocodile pour que ça paraisse même terriblement
vrai et ça fait plaisir à Mâchefer parce qu’il me sauve la vie à chaque fois. Je le roule dans la farine du moulin à paroles. En fait, j’en donne quand même un peu.
Peut-être que j'ai tort de tout raconter comme ça. J'ai un peu peur de me vider. Ce qui sort n'est plus dedans. Quand on écrit, c'est vraiment comme du sang qui coule, comme le suicide par le poignet, une fois que ça a commencé à jaillir, on ne sait plus quoi faire pour stopper ça.
Mâchefer me rapporte aussi des livres d'histoire. Il me dit que ça, il ne peut pas l'apprendre à ma place ou qu'alors c'est lui qui le saurait, or c'est moi l'élève. Lui, bien sûr, il l'a su autrefois, dans le passé justement, ça lui paraît parfaitement logique et même chronologique. J'aime bien, moi les histoires de rois, de féodalité, de Moyen Âge et de révolution; même si on voit bien que c'est inventé, contrairement aux guerres mondiales parce que ça, personne n'aurait pu imaginer des horreurs pareilles.
Et d'ailleurs, si je ne pouvais plus écrire "comme", je n'ai aucune idée de ce que j'écrirais. Parce que, moi, quand j'écris dans mon carnet, ce qui me plaît surtout, c'est ce qui vient après les "comme". Ce qu'il y a avant les "comme", ce sont toujours des choses que je savais déjà. Je n'ai même pas besoin d'écrire. Il suffit d'ouvrir les yeux et de regarder, ou de les fermer et de se souvenir. Ce qui arrive après les "comme", par contre, quelle surprise à chaque fois, je ne m'attendais vraiment pas à trouver ça ici et je suis heureuse parce qu'en même temps, rien ne pouvait mieux tomber, rien n'aurait pu me faire plus plaisir. J'ai l'impression de vivre avant les "comme", mais de passer de l'autre côté quand j'écris dans mon carnet. Je ne suis pas sûre d'avoir le droit.
C'est beau, moi je trouve ça beau, les choses qu'on voit, ce qu'il y a partout, c'est beau. Certaines de ces choses font plutôt rire, ça ne les empêche pas d'être belles aussi. Leur forme surtout, j'aime surtout la forme des choses, vous avez remarqué les formes qu'elles prennent ! Je ne pense pas seulement aux nuages. Vous avez déjà regardé une chaise ?
Mais les couleurs me plaisent aussi. Elles siéent aux choses de manière incroyable. Toujours la nuance qu'il fallait justement et parfois en plus la lumière vient se poser dessus. Je ne dis pas cela pour me vanter parce que je porte un nom de couleur. Ainsi parlerait l'orange, mais je ne suis pas un fruit. Ni une fleur, quoique mon nom soit aussi un nom de fleur. Ni Violette, ni Fuchsia, je m'appelle Rose. Mais Mâchefer par plaisanterie quelquefois, quand je l'escalade, m'appelle Ronce et c'est du coup le nom de ce buisson épineux et fleuri qui me va le mieux et que j'ai gardé, Ronce-Rose.
Les solutions les plus simples ne sont jamais les bonnes, dit Mâchefer, car la vie est un sac de noeuds où le tourment met ses crabes quand il n'a pas de panier.
La pluie du printemps, on sent qu'elle nous veut du bien. Elle commence par nous laver les cheveux. Après, elle forme des flaques dans lesquelles les enfants des autres aiment mettre les pieds tandis que je préfère y mettre mon visage avec du ciel autour. On dirait à la fois que je vole très haut et que je nage sous la terre, comme les, comme les, en fait toute seule. Peut-être que les grandes hauteurs et les grandes profondeurs se touchent au bout tant le globe est rond. C'est une découverte qui remonte au passé et qui fut très importante pour l'époque, même si elle est de peu d'utilité aujourd'hui.
Moulin à paroles, par exemple, c'est une autre expression que Mâchefer utilise souvent quand il me regarde. Comme il paraît aussi que je suis blonde comme les blés, j'imagine qu'il s'attend à ce que je donne de la farine. Pour l'instant non. Je n'essaie pas vraiment non plus.