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Critique de berni_29


J'étais à mi-chemin dans ma lecture, Une poignée de seigle, un roman policier d'Agatha Christie que je savourais avec un plaisir non dissimulé, lorsque nous décidâmes de nous donner rendez-vous elle et moi dans ce pub non loin de Yewtree Lodge, là où précisément tout s'était passé.
Elle était ponctuelle, elle était telle que je l'imaginais.
Elle ressemblait parfaitement à l'image que je m'étais faite d'elle : tailleur en tweed, collier rouge totalement kitsch mais qui allait en totale harmonie avec son chapeau de la même couleur, chignon embrassant sa chevelure grise lorsqu'elle ôta son chapeau, des lunettes aux verres épais qui laissaient à peine entrevoir un regard aussi espiègle qu'affuté, son sac à main type Charleston qu'elle semblait ne jamais quitter. J'avais devant moi la fameuse Miss Marple dont je faisais enfin la connaissance par l'entremise de cette lecture.
J'avais plusieurs questions à lui poser, mais je ne soupçonnais pas un seul instant qu'elle en réservât quelques-unes pour moi.
Honteusement je me suis dit qu'elle allait me diriger vers de mauvaises pistes.
J'ai ouvert le bal, tandis que le thé que nous avions commandé venait de nous être servis.
Tiens ! À propos de thé, je me suis demandé si c'était une bonne idée de s'en laisser offrir un par un personnage d'Agatha Christie, allez savoir pourquoi cette idée m'avait sottement traversé l'esprit. Après tout, je ne connaissais pas cette personne, je ne savais pas quel degré de confiance je pouvais lui accorder, même si c'était elle qui avait désormais plus ou moins pris en main l'enquête au côté de l'inspecteur Neele et contribuait à donner à l'intrigue une nouvelle tournure, non pas que l'inspecteur Neele fut un piètre enquêteur et que Miss Marple était une femme à se mêler de ce qui ne la regardait pas ; non pour tout dire c'est seulement l'élan de son coeur charitable qui l'avait lancée dans le sillage de cette intrigue inextricable.
Tout près de l'endroit où nous étions, il y avait une famille respectable, on va dire les choses ainsi. Côté pile, c'est une famille qui avait réussi dans les affaires. Tex Fortescue, veuf fortuné, s'était remarié avec une femme beaucoup plus jeune que lui. Autour de ce parfait amour, il était aimé de tous, ses enfants, ses domestiques, ses employés... Côté face, c'était un peu moins reluisant, j'ai commencé à soupçonner qu'il y avait baleine sous le gravillon en m'apercevant que peu de personnes étaient peinées de sa subite disparition. N'avez-vous jamais remarqué que dans l'univers des romans d'Agatha Christie, certains personnages ont cette capacité à mourir en laissant si peu de regrets après eux...? Il faut vous avouer qu'ici je découvre en ce personnage du vieux Fortescue quelqu'un de visiblement très antipathique et dont personne n'a pleuré le décès, ni ses enfants, ni sa toute jeune et récente épouse qui aurait pu être éplorée, - au moins faire un peu semblant tout de même -, ni même le personnel très proche...
Alors, j'ai tenté de lui poser les questions qui me turlupinaient.
Qui a tué le vieux Fortescue ? Pourquoi ne l'aimait-on pas ? Pourquoi a-t-on glissé dans la poche de son costume peu avant son assassinat une poignée de seigle et pourquoi le vieillard avait-il trouvé un jour, sur sa table, quatre merles morts ? Pourquoi accrocher un cintre à vêtements dans le nez d'une jeune fille après l'avoir étranglée ?
Que signifient ces indices saugrenus qui semblent tout droit sortis d'une ancienne comptine ? Sont-ils la signature du meurtrier ? D'un seul meurtrier ?
Pourquoi la petite bonne Gladys Martin est-elle assaillie par le trouble lorsque l'inspecteur Neele l'interroge ?
Ce qui peut paraître insolite à certains prend une signification aux yeux de Miss Marple, cette très vieille dame qui a vu tant de choses...
J'avais besoin de grain à moudre pour résoudre l'énigme d'Une poignée de seigle.
Gladys, quel joli prénom. Ma mère avait une tante éloignée qui s'appelait Gladys. Enfant, j'entendais dans les conversations des grandes personnes ce prénom qui m'évoquait une variété de fleurs...
Cela dit, nous voici ici plongé dans les méandres d'une famille.
Tiens ! Cela me rappelle ma rencontre le mois dernier avec l'autrice Jean Hegland, venue présenter son dernier roman Rappelez-vous votre vie effrontée, où il est beaucoup question de William Shakespeare. Elle était invitée par ma librairie préférée. Je lui ai alors demandé si elle pensait que l'univers familial était une scène de théâtre digne des tragédies de Shakespeare. J'avais même tenté de poser la question en anglais, mais aux premiers mots que je tentais de bredouiller, l'une des libraires, une certaine Julie, avec la délicatesse que je lui reconnais, est venue à ma rescousse : « Ne t'embête pas, Bernard, nous avons une traductrice. » Jean Hegland sourit, répondit que dans ma question il y avait déjà la réponse à laquelle elle souscrivait sans retenue.
Mais revenons à cette poignée de seigle qui grippe toutes mes tentatives de raisonnement.
Tout porte à croire que tout le monde est suspect dans ce petit microcosme qui tient lieu de famille, univers dont se délecte visiblement la reine du crime. Famille je vous aime ! Famille je vous hais !
Avec Agatha Christie, il faut toujours se méfier des idées reçues. Après nous avoir promené, égaré, joué de nous, elle finit toujours par nous entraîner à l'endroit que nous ne soupçonnions pas, que ce soit dans l'histoire, ou dans notre tête.
Se retournant pour voir si l'endroit paraissait discret, la vieille dame glissa sous mes yeux un papier vierge et un stylo, m'invitant à écrire le nom de la personne que je soupçonnais être le meurtrier.
Sans hésiter j'écrivis un nom, je glissais le papier vers elle qu'elle lut, puis qu'elle replia aussitôt pour le déposer dans son sac à main au style Charleston.
Elle sourit sans moquerie : « Si je puis me permettre de jeter mon grain de seigle, qu'est-ce qui vous a fait penser à ce nom ? »
Je sentais bien que j'étais dans l'erreur. Je ne savais pas encore que le seigle de cette histoire allait me broyer le coeur lorsque j'en connaîtrai le dénouement.
Je lui demandai alors, avant qu'elle ne me quitte, si à ce stade de l'enquête elle avait déjà des soupçons. « Bien sûr, me répondit-elle, bien plus que des soupçons. Lorsque je suis venue à cette histoire presque par hasard, tout s'est alors révélé à mes yeux. »
Puis rajoutant comme pour conclure, mais aussi comme une invitation : « Venez me retrouver à la page 231, vous serez surpris et vous comprendrez pourquoi vous faites erreur aujourd'hui... »
J'acceptais ce rendez-vous, la promesse de la revoir sans tarder.
« Au revoir, Miss Marple.
- Appelez-moi Jane », fit-elle en dissimulant ce petit rire qui ressemblait à ses jolis yeux perdus derrière ses lunettes. Plus qu'avec le dénouement de l'intrigue, j'avais l'impression qu'elle me donnait rendez-vous avec la bonté de son coeur.
Une poignée de seigle, c'est aussi une poignée d'illusions mêlée au bonheur qu'on cherche à attraper pour sa vie. Ainsi victimes, innocents et meurtriers qui peuplent les récits d'Agatha Christie, parfois se ressemblent le temps d'un instant sur cette frontière ténue qui s'apprête à les séparer à jamais...
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