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Citations sur La barbarie ordinaire (16)

Devant cette épouvante, Music se souvenait d’avoir été un peintre. Interdit, effrayé, privé de mots devant les cadavres, le vieux besoin de figurer remontait en lui. Si témoignage il y avait, il passait par le regard. Le peintre avait en charge ces corps dont personne ne s’occupait, à qui nul ne rendrait le devoir de les ensevelir. Il les portait dans ses yeux comme on porte un corps dans ses bras. Les regardant, il leur témoignait les derniers égards. Les dessinant, il les voyait. Les découvrant, il posait sur leur nudité scandaleuse le voile miséricordieux du regard.
(…) C’était aussi, cette « grâce » que l’art nous donne, un moyen de vivre en paix avec soi, de survivre en paix. On pouvait se sentir coupable d’avoir survécu, non d’avoir témoigné. « Je suis en paix avec moi-même parce que j’ai témoigné », devait dire Primo Levi. p 39-40
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p 102 103 Cet homme qui confiait, il y a dix ans : « Il faudrait pouvoir travailler les yeux fermés », se tient aujourd’hui, frappé de cécité, dans un éloignement qui est aussi la plus éclatante des proximités.
(…) peindre les yeux fermés, c’est alléger encore ce corps trop lourd, le mettre en balance, de façon à trouver le juste équilibre entre le petit peu de terre que porte le pinceau et le grain de lumière dont on aspire à retrouver l’éclat. Peindre les yeux fermés, c’est peindre par coeur, comme un musicien exécute un morceau qu’il aime sans regarder sa partition. C’est la musique qui habite le corps tout entier, du creux de l’oreille au bout des doigts, et il suffit de la laisser jaillir de soi sans plus se référer à l’écriture qui la conserve au dehors. Ainsi est-il des visages, le sien et ceux qu’on a aimés, imprimés si fort en soi que c’est en aveugle que la main en trace fidèlement le contour sur la toile.

Tel est cet homme, redivivus et vir clarissimus, qui se dessine, dans la solitude de sa chambre, et l’abandon d’une époque anonyme et massive, songeant aux milliers de visages qui l’ont annoncé, aux yeux brûlés de fièvre, comme à ceux qui lui succéderont.
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Ce sont des passages de La Divine Comédie que Primo Levi, à Auschwitz, se remémore. Et à mesure que les mots reprennent corps, l’horreur semble céder.
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C’est ainsi qu’après avoir été fortement invité, en raison de sa belle prestance et de sa taille, à s’enrôler dans les S.S., il paya son refus d’une déportation à Dachau. "Anus mundi", disaient de ce lieu ses maîtres – où langues et nationalités, finalement, tombaient dans le néant, en même temps que les vêtements, les cheveux, les parures et les autres signes distinctifs qui font d’un être humain un homme.
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Ce que vous avez dans la mémoire, aucune Gestapo, aucune Guépéou, aucune CIA ne peut vous le prendre.
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Dans cette culture danubienne – et l’on ne retrouvait cela en effet qu’en Espagne –, dans cet espace culturel qui, recoupant les frontières du Saint-Empire, s’étendait de Madrid à Vienne et à Trieste, et dont Venise durant trois générations avait fait partie, un sentiment baroque de la chair s’opposait à l’ascèse de l’abstraction conceptuelle du luthéranisme du Nord, comme il s’opposait au rationalisme analytique des Français autant qu’à l’élégance de la maniera italienne.
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Que vaut cependant aujourd’hui leur expérience singulière ? Auront-ils été les derniers à échapper à la catastrophe, ou bien sont-ils au contraire les précurseurs, ou plutôt les cobayes d’un temps où sur chaque homme est désormais suspendue la menace de devenir homo sacer, non plus dans l’exceptionnel des camps, mais dans l’ordinaire des jours, sacrifiable en effet au nom d’un pouvoir biologique des États qui accompliraient au XXIe siècle ce que les régimes totalitaires, au XXe, n’auront jamais fait qu’expérimenter ?
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Par la pauvre action, obstinément poursuivie, de quelques dessins, de quelques vers remémorés, ou de quelques cours, la vie nue, la vie biologique, l’existence commune aux être vivants, la vie-sans-la-personne à laquelle le camp les avait réduits, susceptible donc d’être ôtée à tout moment comme elle le fut dans le monde concentrationnaire, n’a pas réussi à prévaloir sur l’habitus de la vie dans sa dimension de rapport à autrui, la vie en société, la vie comme façon réfléchie de vivre et de se comporter, dans la vie et dans la mort, avec ses semblables. Pour reprendre la distinction introduite par Aristote, la zoé n’a pas prévalu sur le bios, pas plus que le Cronos n’a triomphé de Mnémosyne.
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Aucune bibliothèque, aucun livre pour aider ces damnés du monde moderne. Seule la mémoire de ce qu’ils avaient lu ou vu durant le temps de paix pouvait les aider à franchir les portes de fer. Une mnémotechnique des jours heureux affrontait l’amnésie du temps des brutes. Pour lutter contre l’anéantissement de l’âme, les poèmes, les tableaux, les savoirs étaient page après page remémorés, convoqués, invoqués. Pour masquer la réalité des barbelés, des miradors, des fossés et des fours, l’esprit trouvait moyen de dresser le décor fugace, immatériel, d’un étonnant Théâtre de Mémoire.
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Cependant la mémoire et la culture, qui sont choses à peu près synonymes, jouèrent, on le sait, un rôle majeur dans le destin des déportés. Qui se souvenait pouvait espérer survivre. Qui conservait en soi une trace du monde cultivé pouvait encore espérer résister à la mort. Ce que l’on garde en tête est le seul bien que la barbarie ne puisse vous ôter. C’est le dernier trait d’identité quand tout vous a été retiré, jusqu’à votre identité même. Savoir un poème par cœur vous met à l’abri du désastre. Faire resurgir en soi l’écho de ce qui fut naguère un patrimoine spirituel est un viatique, à l’égal de l’hostie au regard du croyant.
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