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Citations sur Terre natale (62)

I L'INTRUS


Extrait 18

Après le dentiste, la moitié de mon visage avait disparu.
Elle n’était pas insensible, elle n’existait plus. Un
trou. Il me faudrait aller vérifier dans un miroir que la
partie est toujours là, alors même que ma main rencontre
une absence.
La première frayeur, la plus forte, à découvrir le fauteuil
hérissé de canules, de tuyaux, de fraiseuses, et le miroir
par-dessus, aveuglant, les sons aigus dans les oreilles, les
chuintements, les crissements, les souffles : une machine
de science-fiction. Tout cela pour une pauvre dent ? La
première dent sous l’oreiller, pour la souris, qui déposerait
à sa place un sou, un chocolat, un bonbon… Cette
fable, ces contes autour des dents, la dent de lait, la dent
de sagesse, la vie pavée de petites dents, la dent contre
ceux qu’on n’aime pas… La dent, à l’évidence, pour un
enfant, avait à faire a de grandes choses. Pour les gens
simples, une dent qui tombe en rêve annonce la mort
d’un proche. La Chute de la maison Usher… Le dentiste,
cet homme étrange, habillé de blanc, sous les apparences
d’un sculpteur sur ivoire, d’un graveur sur émail, ou d’un
simple modeleur, avait en vérité à traiter avec les fins
dernières, qui décidait du destin et prolongeait la dent qui
aurait du tomber ou qui précipitait sa chute.
Les trente-deux petites choses blanches, semblables
à de l’ivoire, qui brillent dans l’obscurité, et qui s’épar-
pillent sur le plancher, dont parle Poe dans Bérénice…
Les dents sont les seules choses qui se laissent voir de
notre squelette, et même elles s’exhibent, elles éclatent,
quand on rit, de tout leur éclat.
Entre-temps, l’anesthésique avait perdu de son pouvoir
et peu a peu repoussait la moitié de la mâchoire que
je croyais perdue.
...

p.23-24
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I L'INTRUS


Extrait 17

Aut vultus aut vulva, quelle règle avait posé l’interdit
qui demande à l’homme de choisir entre le visage et la
nature, entre l’humain, qui s’impose dans le vis-à-vis, et
l’animalité, qui doit cacher sa part honteuse ?
Pourtant, le voile musulman n’était-il pas la façon la
plus étonnante qu’un peuple avait imaginée de donner un
sexe au visage, ne laissant a voir au regard de celui qui le
croisait qu’une mince fente, pareille a la fente au bas du
ventre qui désigne la vulve, avec, en son fond, les deux
ouvertures vivantes, fines et humides que sont les yeux ?
...

p.23
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I L'INTRUS


Extrait 16

S’est-il agi d’une même terreur, d’un même terrorisme
peut-être, a substituer au repos du visage la fascination
de la mort ? Pourtant, quand l’Occident a rejeté le voile
et commencé de fonder sa culture et sa foi sur l’apparition
du visage, ce n’est pas la nudité qu’il découvre, et
le désir violent qu’elle provoque, ce n’est pas non plus la
pureté de l’être réconcilié avec lui qu’il y pressent, mais
à travers l’image initiale d’un homme crucifié, et dont
le visage, siècle après siècle, hanterait tout son musée
d’images, c’est l’inquiétude, la souffrance, à peine la
promesse d’une mort rédimée.


p.22-23
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I L'INTRUS


Extrait 15

Pourquoi les musulmans voilent-ils de noir le visage
des femmes qui partagent leur vie ? Quelle vérité
s’imposerait-elle si ce visage était visible, qu’ils ne
peuvent supporter ? Quelle vérité plus dure a soutenir
que la nudité même ?
L’humiliation infligée aux prisonniers des camps,
telle que Primo Levi ou Zoran Mušič la décrivent, de
ne pouvoir posséder un miroir, et d’être contraints à ne
plus se voir, est-elle de même nature que l’humiliation
infligée aux femmes en terre d’Islam de dissimuler leur
visage ? S’est-il agi, ici comme là, de devoir perdre la
face, comme on dit perdre la raison, ici pour des raisons
raciales et là pour des raisons sexuelles ?


p.22
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I L'INTRUS


Extrait 14

§§ 4

Alors qu’on lit si aisément ses mains, ses pieds, le
visage se dérobe, sinon en ces rares occasions quand il est
donné dans l’aspect inversé de son reflet. Fausse reconnaissance,
dans une glace, en marchant dans la rue, et
qui vous fait sursauter, comme on se cogne a un inconnu.
Mais le désagrément ne dure pas. On se reprend.

p.22
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I L'INTRUS


Extrait 14

§§ 3

Le visage se lit comme un livre ouvert, avec deux parties
égales et symétriques, autour de la couture du nez,
comme pour répéter a voix basse, comme les Évangéliaires
sur les autels. Une étymologie secrète relie en un
même mot premier le visage et le livre, le volume et le
rouleau, le face-à-face qu’on ouvre pour en saisir les traits.
Le visage est ainsi toujours un peu le Santo Volto, la
Sainte Face devant laquelle on se cachait jadis les yeux,
comme le livre un descendant lointain du Livre. Pareil
lien interdit, pour le visage et pour le livre, la moindre
désinvolture, sauf au visage a se défaire, au livre a se
déchirer.


p.21
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I L'INTRUS


Extrait 14

§§ 2

Sans miroir pour s’y voir, sans avoir une image extérieure,
photo ou autre document pour s’y reconnaître
– mais en fait, on ne s’y reconnaît pas, on s’y découvre, –
l’homme est un décapité portant sur ses épaules une
tête dont il ne sait rien. La guillotine, avec les Droits
de l’Homme, a apporté cette connaissance de l’homme
réduit a ce qu’il ne voit jamais de lui, et avec elle le malheur.
C’est l’anthropologie du savoir, le début du désespoir.
Dans les camps de concentration rappellent Primo
Levi et Zoran Mušič, on avait interdit les miroirs. Même
pour se raser, il fallait agir a l’aveugle. C’est une image
de l’Enfer en effet.


p.21
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I L'INTRUS


Extrait 14

§§ 1

Tout cela me rappelle le dessin d’un « autoportrait
sans miroir » qu’avait réalisé un psychologue viennois. Il
représentait ce qu’il voyait de lui quand il était allongé
sur un divan : ses jambes, le haut de son corps, les bras
et les mains, mais rien du visage, sinon l’arête du nez
et l’amorce des sourcils, et rien de ces yeux qui lui permet-
taient pourtant de dessiner sa découpe. Que voit-on
dans l’angle mort de soi ?


p.21
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I L'INTRUS


Extrait 13

Je ne me reconnais pas, ni ne reconnais rien. Je me
trahis a la dernière minute. Je ressemble a Swann guéri
de son amour et soupirant : « Dire que j’ai gâché ma vie
pour une femme qui n’était pas mon genre. »
Mais ce n’est pas une femme qui n’aurait pas été mon
genre dont je me suis séparé, c’est de moi. Qui de nous
ne s’est au moins une fois trompé dans ses amours ? Me
suis-je aussi trompé sur moi ? M’aura-t‑il fallu attendre
soixante ans pour découvrir que je me suis confondu
avec l’homme que je vois là ?

p.20-21
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I L'INTRUS


Extrait 12

J’ai peur. Rien à dire. Un espace s’est creusé entre ce
que je continue à nommer « moi » et le monde, si près,
si familier. L’air comble le vide d’un seul coup, et l’absence
m’a rempli. Ou plutôt, car je ne doute pas d’être,
puisque je pense, éprouve, et ressens et m’interroge :
« Ou suis-je ? » Pas même : « Qui suis-je ? » mais simplement
: « Suis-je ? ». Est-il si dur de se quitter ?
« Être soi » ne serait qu’une obstination à croire en ce
qui n’est qu’une suite de sensations disparates, une habitude,
une distraction.
On porte le deuil de sa vie bien avant d’être mort.

p.20
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