Citations sur Terre natale (62)
II L'HOMME DE VERRE
Extrait 9
§§ c
Dans la vieille Europe, on resterait fidèle au vase glissé
dans la table de nuit, dont on refermerait la porte pour
chasser les odeurs, et pour ne pas avoir dans l'ombre à
se heurter aux choses, avant de prendre pour dormir un
livre sur son plateau.
Ce pendant, demandait Macbeth à son médecin : « Si
vous pouviez analyser l'urine du monde… »
p.45
II L'HOMME DE VERRE
Extrait 9
§§ b
La faïence de l’urinoir, blanche et inodore, serait
après lui, dans les salons new-yorkais, le triomphe de
la technique appliquée au confort, le modèle de l’œuvre
d'avant-garde, comme les biscuits rococo représentant
des bergères et des divinités l'avaient été au temps des
courtisans.
..
p.44-45
II L'HOMME DE VERRE
Extrait 9
§§ a
Duchamp découvre au même moment, en Amérique
aussi, une civilisation ou l’art a perdu son importance,
son rôle et sa puissance. L’argent est une marchandise,
un papier-monnaie, un assignat, sans valeur ni pouvoir,
et parmi elle, au tout premier rang, marchandises elles
aussi, les productions de l’art. L’Amérique est la pre-
mière civilisation utilitariste du monde. La seule réali-
sation nouvelle qu’elle a produite, dans l’excellence de
sa qualité, conclut Duchamp, c’est la plomberie et ses
instruments qui permettent un parfait échange, une par-
faite liquidation, au sens bancaire, des humeurs corpo-
relles. L’urine n’est plus l’origine, elle n’est plus qu’un
déchet, qu’il faut éliminer, à l’inverse de l’or dont elle
avait été le symbole. Sa Fontaine devient les fons et origo
de la modernité.
..
p.44
II L'HOMME DE VERRE
Extrait 8
§§ d
Freud dit quelque part qu’il existe un lien intérieur
entre le fait d’uriner et celui d’écrire. Il note que les pre-
miers troubles provoqués par sa prostate ont entraîné
chez lui la crampe de l’écrivain… Ses premiers signes,
dit-il, sans oser forcer l’interprétation, sont apparus en
Amérique.
p.44
II L'HOMME DE VERRE
Extrait 8
§§ c
Uriner, c’est marquer son territoire, comme le font
les animaux, qui marquent le lieu qui leur est « propre ».
Mais aussi chez les humains, les enfants incontinents,
comme Gargantua qu’on voit pisser entre les tours de
Notre-Dame.
…
p.44
II L'HOMME DE VERRE
Extrait 8
§§ b
L’uroscopie cédera la place à l’uromancie. Ce fut un
siècle d’or de la peinture, la gloire, sous un prétexte mytho-
logique, d’un liquide qui, sous le nom plus tard de Gol-
den Showers, se répandrait, grâce aux pouvoirs d’un Dieu
antique, sur des corps féminins, sous forme de pluie d’or.
…
p.43
II L'HOMME DE VERRE
Extrait 8
§§ a
L’urinoir de Marcel Duchamp, l’origine de Dada, du
surréalisme, du Pop Art, de l’avant-garde, de l’art dit
« libéré »… L’origine, l’or : l’urine, à l’orée du corps.
L’auteur de la Joconde à moustache avait été le premier
à oser revenir a un thème ancien, central à la peinture,
l’Uroscopie. Dürer lui-même l’avait illustré dans un des-
sin du Livre de prières de l’empereur Maximilien Ier, où
l’on voit un médecin observant un urinal. De l’examen
minutieux des urines, de leur coloris et de leur trans-
parence ou de leur brouille, on tirait la nature du mal
dont le patient était atteint. Empli de son liquide ambré,
le récipient dont on observait dans la lumière du soleil
la couleur d’or était l’attribut de saint Côme et de saint
Damien, les patrons des médecins. C’était le mercure
des alchimistes mêlant dans sa couleur le soufre et l’or.
…
p.43
II L'HOMME DE VERRE
Extrait 7
Les théologiens ou les philosophes auraient appelé ce
mal une reductio ad imaginem. Ou bien une Imago mor-
tis, comme dans les représentations de la Pietà, à la fin
du Moyen Âge ?
Au fond, j’ai simplement cessé de m’aimer, comme le
héros de Thomas Mann recule devant celle qu’il aime
radiographiée. Mais c’est de moi qu’il s’agit, non d’un
être aimé. Et d’un corps de chair, et non d’un cliché.
p.43
II L'HOMME DE VERRE
Extrait 6
§§ b
Transparent et sans odeur, préservé de toute pour-
riture, mon corps est invisible, une ombre parmi les
ombres.
Je n’ose plus toucher mon corps, exercer la palpa-
tion que le médecin ne s’autorise pas : on ne porte pas
la main sur les fantômes. J’éprouve à regarder ce vide
l’horreur de Hans Castorp à découvrir les poumons de
Clawdia réduits a une plaque de verre.
p.42
II L'HOMME DE VERRE
Extrait 6
§§ a
Il est possible aujourd’hui d’obtenir du corps des mil-
lions d’images, les coupes infinitésimales d’une anatomie,
les vaisseaux, les muscles, les tendons, les os et les organes,
les cellules du cerveau. Si l’on ajoute les fantasmagories
de l’imagerie magnétique, résurgence inattendue du mes-
mérisme, tous ces micro-organismes se mettent à vibrer,
à scintiller, et se parer de mille couleurs.
Pourtant, le médecin ne se lève plus de son fauteuil
pour venir m’ausculter comme son ancêtre, me palper,
examiner ma peau, sonder mes entrailles, moins encore,
au premier coup d’œil, voir au teint, à la couleur des
yeux, à la lourdeur de l’haleine, au trouble des urines,
de quel mal je souffre. Il ne sentira rien, alors que ses
confrères, dit-on, sentaient la mort chez le malheureux
qui pénétrait dans leur officine.
…
p.42