Citations sur Terre natale (62)
I L'INTRUS
Extrait 22
Enfant, je croyais savoir qui j’étais : j’étais celui qui
étendait sa main vers sa mère ou du même mouvement,
parfois, et de la même main, au dernier instant, tentait
de la frapper, le gamin qui saisit un objet pour le lancer
loin de soi. Que saisir sinon qui s’échappe ? Quelle peur
de perdre ce que l’on est sur le point de gagner ?
La mort au cœur de la possession. Je retirais ma main
au moment même où j’allais toucher au but. Comme
s’il existait un but plus désirable encore que celui qu’on
découvre a portée. Je différais la prise d’un geste capricieux.
Et comme anticipant ma déception, je frappais
celle que je jugeais responsable de ma peine, alors qu’elle
n’avait jamais été que l’occasion de ma joie.
Plus tard, quand on écrira, c’est le même mouvement
absurde, désespéré, qui fait qu’au moment de saisir la
phrase que l’on cherchait, comme assuré de s’emparer du
trésor, au lieu de l’inscrire sur le papier, on se lève
brutalement, et l’on quitte le bureau, comme si la joie était
trop forte, le cadeau trop inattendu, ou que le fait même
qu’il vous soit donné lui retirait d’un coup sa valeur…
Et quand on reviendra calmé, vers la table de travail, le
don du ciel se sera envolé et c’est seul et livré a soi-même
qu’il faudra tout reprendre, mais il n’y aura plus rien.
p.26-27
II L'HOMME DE VERRE
Extrait 3
Les tours sur l’horizon marquent à l’ouest de Paris les
frontières de l’empire conquis par ce matériau stérile, fait
de sable et de cendre, qui abrite les humains qui logent
entre leurs murs. Derrière ces écrans, leurs silhouettes
montrent une fébrilité, ou bien une inquiétante lenteur,
de celles qui annoncent les catastrophes, quand on les
regarde se déplacer dans leurs bureaux, leurs offices,
leurs salles de réunion, pareils à des protistes bougeant
sous l’objectif, ou simplement des mouches dans une
cage de verre, et s’immobiliser soudain, aplatis sous les
parois vitrées comme dans des éprouvettes rangées sur
les paillasses.
p.38-39
I L'INTRUS
Extrait 14
§§ 4
Alors qu’on lit si aisément ses mains, ses pieds, le
visage se dérobe, sinon en ces rares occasions quand il est
donné dans l’aspect inversé de son reflet. Fausse reconnaissance,
dans une glace, en marchant dans la rue, et
qui vous fait sursauter, comme on se cogne a un inconnu.
Mais le désagrément ne dure pas. On se reprend.
p.22
I L'INTRUS
Extrait 1
J’ai fini par me refuser l’hospitalité. Personne n’est la
ou je suis. La main qui touche l’extrémité du drap n’est
pas la mienne.
Chassé, je me suis mis a la porte. Pour quelle faute dont
je ne sais rien ? Depuis, sur le seuil, je grelotte, j’ai froid
et je voudrais rentrer, dormir, comme le faisaient, sous la
couette, autrefois mes ancêtres, quand l’hiver était arrivé.
Qui étais-je ? Qui suis-je, après toutes ces années ?
Mon corps, conscient de cet éloignement, refuse de
m’abriter. Douleurs du jour et de la nuit. Tout cela est
bien connu. Mais il en serait aussi de l’âme. Chassé corps
et âme ?
Je ne suis pas devenu une ombre. Ce genre d’affaiblisse-
ment est bien connu. C’est tout entier que j’ai cessé d’être
en moi, sans pour autant savoir ou je suis. Je suis toujours
la, mais ne sais plus qui est la. Comme par distraction, je
me suis mis a distance de moi, ouvrant un vide que je ne
peux plus remplir.
Il semble que l’on a toujours redouté ces accès, et
conseillé de les combattre.
Goethe : Niemand wird sich selber kennen, / Sich von
seinem Selbst-Ich trennen *.
Dans le Talmud, on trouve des avertissements sem-
blables.
ùùù
p.15-16
* « Personne ne se connaîtra soi-même, / Ne se séparera de son moi
propre » (Goethe, Zahme Xenien, VII).
II L'HOMME DE VERRE
Extrait 5
§§ d
Croire a la transparence de l’homme, c’est commettre
un péché d’angélisme. Qui s’imagine que le magnétisme
de l’Harmonie universelle nous conduira au sommet de
l’évolution des êtres organisés, voire à la perfection d’un
être lumineux comme un ange, ne fait que croiser le
regard du singe qui grimace a son pied.
p.40-41
I L'INTRUS
Extrait 26
Étendu sur un divan, mon corps déroulé devant moi.
Mais personne derrière. On peut s’écouter parler mais
on ne peut pas se voir se voir. Pas moyen de faire appel
au mot, à l’écoute, au symbole, qui s’oppose au diabole
attaché a ma perte. Parler serait savoir. Le Bien qui réu-
nit et le Mal qui divise, l’amour et la haine, la connais-
sance et l’ignorance, Dieu et le Diable, Narcisse et son
double, Persée et la Gorgone, le même et le tout autre,
la pétrification, le froid qui vous saisit. L’Enfer fait de
glace et non de feu… etc.
p.29-30
I L'INTRUS
Extrait 20
Cette nuit, voulant aller aux toilettes, je n’ai rien
retrouvé de la chambre ou je dors. À tâtons, j’ai cherché
la porte, elle est là, à côté du lit. Mais il n’y avait rien,
qu’un mur lisse et nu. Ce qui est à gauche était à droite,
et ce qui était à droite était passé à gauche. Comme une
image dans une glace, mais sans lumière. Continuant à
me cogner à des meubles inconnus, j’ai tenté de trouver
une autre issue, dans le coin symétrique. Mais il n’y en
avait pas. J’ai commencé à avoir peur. Je me souvenais
en fait de la chambre ou j’avais dormi la semaine passée
et dont la disposition m’était restée en mémoire et non
de la chambre ou je dors depuis des années.
Ce trouble que j’éprouve envers moi-même : je ne
reconnais plus mes propres extrémités, mes issues, mes
ouvertures, mes chemins. J’habite un corps qui m’est si
étranger que je ne sais plus comment en sortir – ni com-
ment y rentrer.
...
p.25
II L'HOMME DE VERRE
Extrait 8
§§ d
Freud dit quelque part qu’il existe un lien intérieur
entre le fait d’uriner et celui d’écrire. Il note que les pre-
miers troubles provoqués par sa prostate ont entraîné
chez lui la crampe de l’écrivain… Ses premiers signes,
dit-il, sans oser forcer l’interprétation, sont apparus en
Amérique.
p.44
II L'HOMME DE VERRE
Extrait 8
§§ a
L’urinoir de Marcel Duchamp, l’origine de Dada, du
surréalisme, du Pop Art, de l’avant-garde, de l’art dit
« libéré »… L’origine, l’or : l’urine, à l’orée du corps.
L’auteur de la Joconde à moustache avait été le premier
à oser revenir a un thème ancien, central à la peinture,
l’Uroscopie. Dürer lui-même l’avait illustré dans un des-
sin du Livre de prières de l’empereur Maximilien Ier, où
l’on voit un médecin observant un urinal. De l’examen
minutieux des urines, de leur coloris et de leur trans-
parence ou de leur brouille, on tirait la nature du mal
dont le patient était atteint. Empli de son liquide ambré,
le récipient dont on observait dans la lumière du soleil
la couleur d’or était l’attribut de saint Côme et de saint
Damien, les patrons des médecins. C’était le mercure
des alchimistes mêlant dans sa couleur le soufre et l’or.
…
p.43
I L'INTRUS
Extrait 32
§§ 2
Se pourrait-il que je doive un jour laisser ce qui s’est
révélé n’être qu’une dépouille, et donner créance a cet
autre, près de moi, visible, identique, qui semble être
le moi avec qui j’ai vécu si longtemps, mais que je ne
reconnais pas assez pour l’accueillir, quels que soient les
épisodes dont il me faut attester qu’ils ont été ceux de
ma vie ? Un désarroi, un peu de folie en effet.
p.33