Le lieu essentiel

...........cette notion d’inutilité est aussi propre à l’art, et à la littérature en particulier. On peut très bien vivre sans écrire et sans lire, mais on vit moins bien, me semble-t-il.

Quand je vais m'isoler en montagne pour écrire, une semaine peut s'écouler sans que je dise un mot. Je vis dans la compagnie du vent, des ciels, des animaux croisés lors de mes promenades, des météores. Je me défais d'une tunique de Nessus que la société et ma vie m'ont tissée.

Concernant l'alpinisme, l'idée de mettre mes pas dans ceux de mes prédécesseurs, de répéter des voies "historiques", compte beaucoup pour moi. [...] j'ai été très ému de faire la voie Rébuffat-Bacquet, à l'aiguille du Midi : une belle ligne, évidente mais il fallait y penser, permettant d'enchaîner de magnifiques mouvements sur un rocher parfait. Quand on y grimpe, on a l'impression de se retrouver dans un livre de Rébuffat, notamment celui, fameux, des "Cent plus belles courses" dont des générations de grimpeurs ont usé les pages. On enchaîne les mêmes gestes que ceux que Gaston a imaginés des décennies plus tôt. L'émotion alors naît de l'acte qu'on effectue tout autant que de l'histoire du lieu et de la voie. Le rocher devient livre et mémoire.

La montagne représente un retrait du monde, l'entrée dans un univers de dépouillement où l'on se retrouve petit et dépassé, dominé.

Sans doute la montagne me fait redevenir l'enfant que je suis, ou révèle l'enfant qui est toujours en moi, parce que je redécouvre un enchantement que la société ne cesse d'user : si on ne fait pas attention, la vie contemporaine altère ce qui fait de nous des êtres humains, en particulier nos facultés de révolte et d'émerveillement.

L'orage est très dangereux en montagne quand il nous surprend, mais il est fascinant quand on peut le contempler en étant protégé, à distance raisonnable : c'est un spectacle titanesque, la répercussion des échos, des lumières. Il naît de cela un sentiment de chaos et de petitesse. Nous ne sommes rien. La nature nous le rappelle alors violemment.

La montagne est un monde où je suis vraiment moi. Il y a une adéquation entre ce que je suis, ce dont je rêve et ce que me propose le lieu de montagne. Cela peut se comparer, en musique, au moment où l'on prend un diapason pour avoir le "la" avant d'accorder son instrument : je me trouve au diapason de moi-même en montagne.

Un jour, en allant chercher du muguet à une dizaine de kilomètres de chez moi, dans une forêt située entre deux petits villages, Maixe et Serres, j'ai aperçu un rocher moussu, recouvert de lierre. Il devait faire 4 ou 5 mètres de large pour 4 mètres de haut. Je me suis dit : "Personne ne l'a jamais escaladé, ce sera une première !" J'ai pris une grosse corde à balançoire sur l'établi de mon père, deux pointes aux allures de piton et j'ai entraîné un copain dans l'aventure. Nous voilà partis à vélo. Je me revois ensuite sur place, à tenter d'enfoncer mes faux pitons dans une fissure avec un gros marteau, puis à tenter de grimper. Après 10 kilomètres avec nos lourds vélos, avec les sacs sur le dos, nous étions fourbus avant le premier pas. Mais quand nous sommes enfin parvenus en haut du rocher, nous étions transportés d'ivresse.

On n'écrit que ce qu'on est. On n'invente rien, finalement. On décale. On transfère. On réduit. On augmente.

L'homme ne peut se contenter du réel. Celui-ci est souvent bien trop âpre. Il lui faut inventer une idée du réel, une métamorphose de son expérience du réel pour vivre et survivre.