On voulait certaines choses et on ne pouvait pas s'en empêcher car au réveil, on se retrouvait face à sa vie, face à soi-même, et comment se dire que ce qu'on veut est mal ?
Pauvres filles. Le monde les engraisse avec des promesses d'amour. Elles en ont terriblement besoin et la plupart d'entre elles en auront si peu.
En ville, un garçon s'était suicidé avec une arme à feu dans son sous-sol aménagé : je ne pensais pas à tout ce sang, aux entrailles humides, uniquement à la sérénité de l'instant qui avait précédé le coup, combien le monde avait dû lui paraître propre et bien rangé. Toutes les déceptions, la vie quotidienne avec ses châtiments et ses ignominies, rendues excédentaires d'un seul geste ordonné.
C'était là notre erreur, je pense. Une de nos nombreuses erreurs. Croire que les garçons suivaient une logique que nous pourrions comprendre un jour. Croire que leurs actions avaient un sens au-delà de la pulsion inconsidérée. Nous étions des théoriciennes du complot, nous voyions des présages et des intentions dans chaque détail, en espérant ardemment être assez importantes pour faire l'objet de préparations et de spécula-tions. Mais ce n'étaient que des gamins. Idiots, jeunes et directs : ils ne dissimulaient rien.
Beau, avec le côté ténébreux et féminin d'un méchant de cinéma, mais j'apprendrais plus tard qu'il venait simplement du Kansas.
Suzanne était enivrée par quelque chose, je le voyais. Pas de l'alcool. Autre chose, ses pupilles semblaient dévorer les iris, une rougeur entourait son cou tel un collier victorien psychédélique.
Il était déjà un spécialiste de la tristesse féminine : un affaissement particulier des épaules; des démangeaisons nerveuses. Une inflexion subtile à la fin des phrases, des cils détrempés par les larmes.
Les drogues rassemblaient des pensées simples, banales, en un patchwork de phrases qui paraissaient chargées d'importance. Mon cerveau détraqué d'adolescente avait désespérément besoin de causalités, de complots qui inondaient chaque mot, chaque geste, de sens. Je voulais que Russell soit un génie.
J'étais jalouse de leur foi en lui, que quelqu'un soit capable de rapiécer les parties vides de votre existence et vous donner l'impression qu'il y avait un filet en dessous de vous, rattachant chaque jour au suivant.
À cette époque, j'étais d'abord une chose que l'on jugeait, ce qui, dans toute interaction, déplaçait le pouvoir sur l'autre.