Le cœur et les sens forment en moi un tel mélange qu'il me paraît difficile d'engager l'un ou les autres sans que le reste suive. C'est ce qui me pousse à franchir les bornes de l'amitié et me fait craindre un contact sommaire où je risque de prendre le mal d'amour.
Un des élèves, nommé Dargelos, jouissait d'un grand prestige à cause d'une virilité très au-dessus de son âge. Il s'exhibait avec cynisme et faisait commerce d'un spectacle qu'il donnait même à des élèves d'une autre classe en échange de timbres rares ou de tabac. Les places qui entouraient son pupitre étaient des places de faveur. Je revois sa peau brune. A ses culottes très courtes et à ses chaussettes retombant sur ses chevilles, on le devinait fier de ses jambes. Nous portions tous des culottes courtes, mais à cause de ses jambes d'homme, seul Dargelos avait les jambes nues. Sa chemise ouverte dégageait un cou large. Une boucle puissante se tordait sur son front. Sa figure aux lèvres un peu grosses, aux yeux un peu bridés, au nez un peu camus, présentait les moindres caractéristiques du type qui devait me devenir néfaste
Puisqu'en ce chandail on étouffe
Délivre-toi de ce chandail
Déjà mieux que l'odeur de l'ail
Étonne l'odeur de ta touffe.
Un jour, n'y tenant plus, je m'en ouvris à un élève dont la famille connaissait mon père et que je fréquentais en dehors de Condorcet. « Que tu es bête, me dit-il, c'est simple. Invite Dargelos un dimanche, emmène-le derrière les massifs et le tour sera joué (...) Dès qu'on le flatte il marche. S'il te plaît, tu n'as qu'à te l'envoyer.
Devant sa vérité souvent l'homme recule :
Qui donc ose avouer qu'il voudrait qu'on l'encule ?
Je venais d'apercevoir, de profil, appuyé contre le piano mécanique, le spectre de Dargelos. Dargelos en marin [...] On lisait "Tapageuse" sur son bonnet basculé en avant jusqu'au sourcil gauche, un cache-col noir lui serrait le cou [...] Dépouillé des accessoires qui intimident un civil et du genre que les matelots affectent pour prendre du courage, "Tapageuse" devint un animal timide. [...] Sur son torse nu, ce garçon, qui me représentait la chance, portait "Pas de chance". Il me raconta son histoire. Elle était courte. Ce tatouage la résumait.
J'entrai au lycée Condorcet en troisième. Les sens s'y éveillaient sans contrôle et poussaient comme une mauvaise herbe.
Un matin d'août, je rôdais dans le parc avec une carabine chargée d'amorces et, jouant au chasseur, dissimulé derrière une haire, je guettais le passage d'un animal, lorsque je vis de ma cachette un jeune garçon de ferme conduire à la baignade un cheval de labour. Afin d'entrer dans l'eau et sachant qu'au bout du parc ne s'aventurait jamais personne, il chevauchait tout nu et faisait s'ébrouer le cheval à quelques mètres de moi. [...] Mes oreilles bourdonnèrent. Ma figure s’empourpra. La force abandonnait mes jambes. Le cœur me battait comme un cœur d'assassin. Sans me rendre compte, je tournai de l’œil et on ne me retrouva qu'après quatre heures de recherches.
Au plus loin que je remonte et même à l'âge où l'esprit n'influence pas encore les sens, je trouve des traces de mon amour des garçons.