Là-haut, au milieu des drapeaux de prières entremêlés, Lakba déposa sa pierre sur un tas d’autres pareilles à la sienne. « Ki, ki, so, so », murmura-t-il. Je connaissais ce mantra : « ki », c’est le cri de l’aigle et donc du vent, « so », c’est le souffle profond de la terre ; le col est le lieu où les esprits du vent et de la terre s’affrontent, et lorsque nous arrivons là-haut, nous déposons une offrande pour qu’ils s’apaisent et nous laissent passer.
L’après-midi, je lavai mon linge dans le torrent et l’étendis au soleil........Sur les étendoirs, nos caleçons volaient au vent ; sur les toits, sur les murs, sur les mâts en bois, s’agitaient les drapeaux de prières : mais le bouddhisme apprécie l’ironie et personne, à Shey, ne s’en offusquerait.
Les chrétiens plantent des croix au sommet des montagnes, les bouddhistes tracent des cercles à leur pied. À mes yeux il y avait de la violence dans le premier geste, de la bienveillance dans le second : un désir de conquête contre un autre de compréhension.
Le léopard des neiges était quelque part là-haut pour me rappeler que tout ce qui existe n'est pas forcément visible, qu'on ne peut pas tout comprendre, tout saisir et emporter avec soi. « Et ne pas le voir me satisfait », écrivait Peter. Je laissais derrière moi quelque chose que je n'avais ni vu ni touché mais dont j'avais été suffisamment proche pour sentir la présence. Voilà ce qu'on ressent lorsqu'on descend de la montagne.
Nul ne verrait le vent s’il n’avait rien à faire voler : les drapeaux rendent visible l’invisible.
Il [Peter Matthiessen, l’auteur du « léopard des neiges »] avait installé un petit bouddha en terre cuite à l’extérieur de sa tente. Il s’asseyait devant chaque matin à l’aube, « heureux et triste dans ma vague conviction que je suis chez moi dans ces montagnes ». C’est la première fois dans ses pages qu’apparaissant l’expression chez moi, la nostalgie d’un lieu mal défini. Ces jours-là, il écrivit aussi sur sa pratique bouddhiste : « Rentrer chez moi, tel est le but de ma démarche . »
Je goûtai pour la première fois le thé salé au beurre de yack : dégoûtant quand on se dit que c’est du thé, bon et réconfortant quand on se dit que c’est du bouillon.
Le regard de celui qui traverse le désert est strictement tourné vers l’intérieur.
Je lui grattai le museau et elle me lécha la main avec la tendresse contagieuse des chiens au réveil : chaque matin, ils te saluent comme s’ils ne t’avaient pas vu depuis une éternité.
D’autres signes me frappaient après tout ce temps passé en montagne. J’en avais déjà fait l’expérience dans les Alpes : la pureté que nous atteignons, ou avons l’illusion d’atteindre, en nous hissant à la hauteur des éléments, est vite souillée lorsque nous redescendons parmi les hommes, et notre pensée perd aussi de sa clarté.